Je trouvai dans l’exercice en apparence fastidieux de la politique un réconfort à mes souffrances. J’y trouvai de l’activité, de la compagnie, une façon d’assouvir ma passion pour les nouvelles rencontres. J’y trouvai une cause plus importante que moi-même. Et surtout, j’y trouvai Ruth…
Dans ma version de l’histoire, l’engagement politique de Lang ne s’est réellement exprimé que quand Ruth est venue frapper à sa porte, deux ans plus tard.
Cela paraissait plausible. Et qui sait ? C’était peut-être même vrai.
Je me suis mis à rédiger les mémoires (J’Adam Lang le 10 février, et j’ai promis à Maddox que tout serait terminé, les cinq cent cinquante feuillets, pour la fin mars, ce qui impliquait que je devais produire plus de onze feuillets par jour. J’avais fixé un tableau sur le mur, et je pointais chaque matin. J’étais comme le capitaine Scott revenant du pôle Sud : il fallait que je parcoure ces distances quotidiennes si je ne voulais pas être irrévocablement distancé et périr dans le désert immaculé de toutes ces pages blanches. Cela représentait un gros travail, surtout si l’on considère que je n’ai pu conserver pratiquement aucune ligne de McAra sauf, curieusement, la toute dernière du manuscrit, celle qui m’avait fait hurler silencieusement en la lisant à Martha’s Vineyard : « Ruth et moi regardons ensemble vers l’avenir, quoi qu’il nous réserve. » Lisez donc ça, bande de salauds, me suis-je dit, et refermez ce bouquin sans avoir une boule dans la gorge.
J’ai ajouté « FIN », et puis j’imagine que j’ai fait une sorte de dépression nerveuse.
J’ai envoyé un exemplaire du manuscrit à New York, et un autre au bureau de la fondation Adam-Lang à Londres, à l’intention personnelle de Mme Ruth Lang — ou, comme j’aurais dû plus exactement la désigner à présent, de la baronne Lang de Calderthorpe, le gouvernement venant de lui offrir un siège à la Chambre des lords afin de lui manifester tout le respect de la nation.
Je n’avais pas eu de nouvelles de Ruth depuis l’assassinat. Je lui avais écrit pendant que je me trouvais encore hospitalisé : une parmi les cent mille lettres de condoléances qu’elle avait, disait-on, reçues, aussi n’avais-je pas été surpris de n’obtenir en réponse qu’une lettre type imprimée. Mais, une semaine après mon envoi du manuscrit, un message rédigé à la main sur le papier à en-tête en relief rouge de la Chambre des lords m’est parvenu :
Vous avez comblé tous mes espoirs… et plus encore ! Vous avez su magnifiquement capter sa tonalité et le faire revenir à la vie — avec toute son énergie, sa compassion et son humour merveilleux. SVP, venez me voir ici, à la Chambre, dès que vous aurez un moment libre. Ce serait formidable de savoir ce que vous devenez. Martha’s Vineyard semble si loin dans le temps et dans l’espace ! Merci encore pour votre talent. Et c’est un livre à part entière !
Avec toute mon affection,
Maddox s’est montré tout aussi enthousiaste, mais sans l’affection. Le premier tirage devait être de quatre cent mille exemplaires, et la date de sortie était prévue pour la fin mai.
Voilà. Le travail était terminé.
Il ne m’a pas fallu très longtemps pour m’apercevoir que je n’étais pas en très bon état. J’imagine que l’énergie, la compassion et l’humour merveilleux de Lang m’avaient permis de tenir, mais une fois qu’il est sorti de moi, je me suis effondré comme un costume vide. Pendant des années, j’avais survécu en occupant une vie après l’autre. Mais Rick avait insisté pour que nous attendions la publication des mémoires de Lang, « le livre qui me ferait découvrir », disait-il, avant de négocier de nouveaux contrats plus avantageux. Le résultat était que, pour la première fois d’aussi loin que je pouvais m’en souvenir, je n’avais pas de travail en cours. Je souffrais d’une terrible combinaison de léthargie et de panique. Je parvenais à peine à rassembler l’énergie nécessaire pour sortir du lit avant midi, et, une fois levé, je restais prostré en robe de chambre sur le canapé, à regarder la télévision. Je ne mangeais pas grand-chose. J’avais cessé d’ouvrir le courrier et de répondre au téléphone. Je ne me rasais plus. Je ne quittais mon appartement pendant un certain temps que les lundis et les jeudis, pour éviter de croiser la femme de ménage. J’avais envie de la mettre à la porte, mais je n’en avais pas le courage, alors j’allais m’asseoir dans un parc s’il faisait beau, ou dans un café miteux à proximité quand ce n’était pas le cas. Et comme on est en Angleterre, ce n’était souvent pas le cas.
Pourtant, paradoxalement, tout en étant englué dans une sorte de stupeur, je me sentais agité en permanence. Rien ne gardait des proportions normales. Je m’angoissais pour des détails ridicules — où j’avais pu mettre une paire de chaussures, par exemple, ou s’il était bien sage de placer tout mon argent dans la même banque. Cette anxiété pathologique me rendait physiquement fébrile, constamment essoufflé, et c’est alors que je me trouvais dans ces dispositions que tard, un soir, environ deux mois après avoir terminé le livre, j’ai fait une découverte qui, dans l’état de nerfs où j’étais, s’est révélée pour moi calamiteuse.
Je me suis retrouvé à court de whisky et je savais que je n’avais pas plus de dix minutes pour courir à la supérette de Ladbroke Grove avant la fermeture. C’était à la fin du mois de mai, il faisait sombre et il pleuvait. J’ai attrapé la première veste qui me tombait sous la main et avais déjà dévalé la moitié de l’escalier quand je me suis aperçu que c’était celle que je portais le soir où Lang avait été tué. Elle était déchirée sur le devant et maculée de taches de sang. Dans une poche se trouvait toujours l’enregistrement de ma dernière conversation avec Adam, et dans l’autre, les clés de la Ford Escape SUV.
La voiture ! Je l’avais complètement oubliée. Elle était toujours garée à l’aéroport Logan. Le parking coûtait dix-huit dollars par jour ! On allait me réclamer des milliers de dollars !
Ma panique doit certainement vous paraître — et à moi aussi aujourd’hui — complètement ridicule. Mais j’ai remonté les marches au pas de course, le pouls affolé. Il était dix-huit heures passées à New York, et Rhinehart était déjà fermé. On ne répondait pas non plus à la maison de Martha’s Vineyard. En désespoir de cause, j’ai appelé Rick chez lui et, sans préliminaire, lui ai débité tous les détails du problème. Il m’a écouté pendant à peu près trente secondes, puis m’a intimé brutalement de la fermer.
— Il y a des semaines que cette histoire est réglée. Les types du parking ont commencé à trouver ça suspect et ont appelé les flics, qui ont appelé à leur tour le bureau de Rhinehart. Maddox a réglé la facture. Je n’ai pas voulu t’embêter avec ça parce que je savais que tu avais autre chose à faire. Bon, écoute-moi, mon ami. J’ai l’impression que tu as subi un méchant choc traumatique à retardement. Tu as besoin d’aide. Je connais un psy…
J’ai raccroché.
Quand j’ai fini par m’endormir sur le canapé, mon rêve récurrent de McAra est revenu — celui dans lequel il flotte tout habillé dans la mer, à côté de moi, et où il me dit qu’il ne va pas y arriver : continuez sans moi. Mais cette fois, au lieu de me réveiller, le rêve a duré encore un peu. Une vague emportait McAra, avec son gros imperméable et ses bottes à semelles de caoutchouc, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une forme sombre et lointaine, le visage enfoui dans l’écume mince, ballotté par le ressac sur le rivage. Je marchais dans l’eau pour le rejoindre et réussissais à mettre mes mains autour de son corps massif, puis, dans un suprême effort, je le faisais rouler sur lui-même, et, soudain, il me regardait, couché, nu sur une paillasse blanche, Adam Lang penché au-dessus de lui.