Je venais de régler le chauffeur et traversais le trottoir pour rentrer chez moi, tête baissée sous la pluie et cherchant mes clés, quand j’ai senti qu’on me touchait l’épaule. Je me suis retourné et j’ai heurté un mur, ou bien je me suis fait rentrer dedans par un camion — c’est l’effet que ça m’a fait. Une espèce de force implacable m’a heurté de plein fouet et je suis tombé en arrière, entre les mains d’un second assaillant. (On m’a dit ensuite qu’ils étaient deux, deux hommes d’une vingtaine d’années. L’un d’eux attendait près de l’entrée de l’appartement en sous-sol, l’autre a surgi de nulle part et m’a attrapé par-derrière.) Je me suis écroulé et ai senti la pierre rugueuse de la bordure du trottoir contre ma joue, puis j’ai hoqueté, aspiré l’air et crié comme un bébé. Mes doigts ont dû se crisper involontairement sur le sac en plastique parce que j’ai eu conscience, au milieu de cette douleur envahissante, d’une douleur vive beaucoup plus localisée — un son de flûte dans la symphonie — tandis qu’un pied m’écrasait la main et qu’on m’arrachait quelque chose.
Quand on ne peut plus respirer, on dit qu’on a la respiration coupée, ce qui sous-entend quelque chose de net et précis, une opération bien propre. Moi, on ne m’avait pas coupé la respiration, on m’avait cogné, défoncé et à moitié asphyxié, on m’avait précipité par terre et humilié. J’avais l’impression d’avoir pris un coup de couteau dans le plexus solaire. Cherchant l’air, j’étais sûr d’avoir été poignardé. J’ai senti que des gens me prenaient par les bras et me redressaient en position assise. On m’a appuyé contre un arbre, dont j’ai senti l’écorce dure me rentrer dans le dos, et quand j’ai enfin pu me remplir un peu les poumons d’oxygène, je me suis aussitôt palpé le ventre pour toucher la plaie béante qui ne pouvait manquer de se trouver là, imaginant déjà mes entrailles répandues autour de moi. Mais j’ai eu beau chercher le sang sur mes doigts, je n’y ai aperçu que la pluie sale de Londres. Il m’a fallu une bonne minute pour prendre conscience que je n’allais pas mourir — que j’étais, dans l’ensemble, indemne — et, alors, je n’ai plus eu en tête que d’échapper à tous ces gens bien intentionnés qui se pressaient autour de moi et sortaient leur téléphone portable en me demandant s’ils devaient appeler la police et une ambulance.
La perspective exaltante de devoir attendre dix heures aux urgences puis de perdre une demi-journée à l’antenne de police locale pour porter plainte a suffi à m’arracher au caniveau puis à me propulser dans l’escalier jusqu’à mon appartement. J’ai fermé la porte à clé, retiré mon manteau et suis allé, tout tremblant, m’allonger sur le canapé. Je n’ai pas bougé pendant peut-être une heure, tandis que les ombres froides de cet après-midi de janvier s’accumulaient peu à peu dans la pièce. Enfin je suis allé dans la cuisine et j’ai vomi dans l’évier, après quoi j’ai avalé un whisky bien tassé.
Je me suis alors senti passer de l’état de choc à une sorte d’euphorie. De fait, avec un peu d’alcool dans les veines, j’ai été gagné par une véritable allégresse. J’ai tâté la poche intérieure de ma veste puis mon poignet : j’avais toujours ma montre et mon portefeuille.
La seule chose qu’on m’avait prise était le sac en plastique jaune contenant les mémoires du sénateur Alzheimer. J’ai éclaté de rire en m’imaginant les voleurs descendant Ladbroke Grove au pas de course puis s’arrêtant dans une petite rue sombre pour examiner leur butin. « Mon conseil à toute jeune personne qui voudrait entrer dans la vie publique aujourd’hui… » Ce n’est qu’après un deuxième verre que j’ai pris conscience de ce que la situation pouvait avoir de gênant. Le vieil Alzheimer ne représentait rien pour moi, mais Sidney Kroll verrait peut-être les choses autrement.
J’ai sorti sa carte de ma poche. Sidney L. Kroll de Brinkerhof Lombardi Kroll, avocats, M Street, Washington, DC. Au bout d’une dizaine de minutes de réflexion, je suis retourné m’asseoir sur le canapé et je l’ai appelé sur son portable. Il a répondu à la deuxième sonnerie :
— Sid Kroll.
J’ai deviné à son intonation qu’il souriait.
— Sidney, ai-je commencé en m’efforçant de prononcer son prénom d’un ton naturel, vous ne devinerez jamais ce qui vient de m’arriver.
— On vient juste de vous voler mon manuscrit ?
J’en suis resté sans voix.
— Bon sang, ai-je fini par dire. Il n’y a donc rien dont vous ne soyez déjà au courant ?
— Comment ? s’est-il exclamé sur un tout autre ton. Nom d’un chien, je plaisantais. C’est vraiment ce qui vient de se passer ? Vous allez bien ? Où êtes-vous, maintenant ?
Je lui ai raconté toute l’histoire. Il m’a dit de ne pas m’en faire. Le manuscrit était absolument sans importance. Il ne me l’avait remis que parce qu’il pensait qu’il pourrait m’intéresser à titre professionnel. Il m’en ferait envoyer un autre exemplaire. Quelles étaient mes intentions ? Prévenir la police ? J’ai répondu que je porterais plainte s’il voulait que je le fasse, mais qu’en ce qui me concernait, l’intervention de la police risquait de poser plus de problèmes qu’autre chose. Je préférais considérer l’incident comme un tour de plus sur le manège bariolé de la vie urbaine.
— Vous savez, que sera sera, victime d’un attentat à la bombe un jour, d’une agression le lendemain.
Il était du même avis.
— Ça a été un réel plaisir de faire votre connaissance aujourd’hui. Je suis ravi que vous soyez de la partie. Tchao, a-t-il dit avant de raccrocher, son sourire perçant à nouveau dans sa voix.
Tchao.
Je suis entré dans la salle de bains et j’ai ouvert ma chemise. Une marque horizontale rouge violacé était imprimée dans la chair juste au-dessus de l’estomac, au ras de la cage thoracique. Je me suis planté devant la glace pour mieux voir. Elle atteignait pas loin d’une dizaine de centimètres de long sur un bon centimètre de large, avec des bords curieusement nets. Je me suis dit que ce n’était pas de la chair et des os qui m’avaient esquinté de la sorte. Je penchais pour un coup de poing américain. À nouveau, je ne me suis pas senti très bien et je suis retourné m’allonger sur le canapé.
Lorsque le téléphone a sonné, c’était Rick, pour me dire que l’affaire était conclue.
— Qu’est-ce qu’il y a ? a-t-il soudain demandé avant de s’interrompre. Tu n’as pas l’air dans ton assiette.
— Je me suis fait agresser.
— Non !
Je lui ai décrit ce qui m’était arrivé. Rick a dûment prononcé les commentaires de sympathie appropriés, mais dès qu’il a su que j’étais assez bien pour travailler, sa voix a perdu tout accent d’inquiétude et il s’est empressé de ramener la conversation au sujet qui l’intéressait vraiment.
— Tu es donc toujours prêt à prendre l’avion dimanche ?
— Bien sûr. Je suis un peu mal fichu, c’est tout.
— D’accord, eh bien voilà de quoi t’achever. Pour un mois de travail sur un manuscrit qui est censé être déjà écrit, Rhinehart Inc. va te payer deux cent cinquante mille dollars, plus les frais.
— Quoi ?
Si je n’avais pas déjà été assis sur le canapé, je serais tombé à la renverse. On dit que tout le monde a un prix. Un quart de million de dollars pour quatre semaines de travail, c’était à peu près dix fois le mien.
— Ça fait cinquante mille dollars versés chaque semaine pendant les quatre semaines à venir, a dit Rick, plus une prime de cinquante mille si tu finis à temps. Ils prennent en charge les frais d’avion et ton séjour là-bas. Et ton nom apparaîtra sur le livre.