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J’ai attrapé mon exemplaire du livre achevé, l’ai porté sur mon bureau et me suis mis à feuilleter les premiers chapitres. Je faisais rapidement glisser mon doigt au milieu de la page, balayant du regard tous ces sentiments fabriqués et ces souvenirs remaniés. Ma prose professionnelle, imprimée et reliée, avait rendu toutes les aspérités de la vie humaine aussi lisses qu’un mur laqué.

Rien.

Je l’ai balancé, dégoûté. Quel tissu d’âneries : quel exercice sans âme et purement commercial. J’étais content que Lang ne soit pas là pour le lire. En fait, je préférais l’original : au moins y avait-il de l’honnêteté dans son côté sérieux et laborieux. J’ai ouvert un tiroir et en ai sorti le manuscrit original de McAra, tout abîmé d’avoir été manipulé, et, à certains endroits, presque illisible sous mes ratures et corrections.

« Chapitre Un. La femme mise à part, les Lang sont d’origine écossaise et ils en sont fiers… »

Je me rappelais ce début impérissable que j’avais si impitoyablement rayé à Martha’s Vineyard. Mais, quand on y réfléchissait, chacun des débuts de chapitre de McAra était épouvantable ; je n’avais pu en garder aucun. J’ai fouillé parmi les feuilles volantes, le gros manuscrit s’ouvrant et se tortillant entre mes mains maladroites comme s’il était vivant.

« Chapitre Deux. De Lang, nous étions désormais trois, et je décidai de m’installer dans une petite ville où nous pourrions vivre loin du tohu-bohu de la vie londonienne… »

« Chapitre Trois. Ruth vit bien avant moi la possibilité que je devienne dirigeant du parti… »

« Chapitre Quatre. Étudiant les échecs de mes prédécesseurs, je résolus d’être différent… »

« Chapitre Cinq. En y réfléchissant, notre victoire aux élections législatives paraît inévitable, mais à l’époque… »

« Chapitre Six. 76, c’est le nombre des agences séparées qui supervisaient la Sécurité sociale… »

« Chapitre Sept. Fut-il jamais un pays aussi chargé d’histoire que l’Irlande du Nord… ? »

« Chapitre Huit. Recruté parmi des gens de tous les horizons, j’étais fier de chacun de nos candidats aux élections européennes… »

« Chapitre Neuf. En règle générale, les nations recherchent leur intérêt propre dans la politique étrangère… »

« Chapitre Dix. Tant que le nouveau gouvernement devait affronter le problème majeur du… »

« Chapitre Onze. Agent de la menace terroriste d’après les dernières études… »

« Chapitre Douze. La CIA nous informe qu’en Afghanistan… »

« Chapitre Treize. En décidant de lancer une attaque contre des zones civiles, je savais… »

« Chapitre Quatorze. L’Amérique a besoin d’alliés qui sont préparés… »

« Chapitre Quinze. Par des indiscrétions, je savais avant la conférence annuelle du parti qu’on réclamait ma démission… »

« Chapitre Seize. Le professeur Paul Emmett, de l’université de Harvard, a décrit l’importance unique… »

J’ai pris les seize débuts et les ai disposés à la suite sur le bureau.

« La clé de tout se trouve dans l’autobiographie de Lang… tout est dans le début. »

Le début ou les débuts ?

Je n’ai jamais été très bon pour les devinettes. Mais en passant d’une page à l’autre et en entourant les tout premiers mots de chaque chapitre, malgré une ou deux petites fautes, je n’ai pas pu ne pas la voir — cette phrase que McAra, craignant pour sa sécurité, avait dissimulée dans le manuscrit, tel un message sorti de la tombe : « La femme De Lang Ruth Etudiant En Soixante-seize Fut Recruté En Tant que Agent de La CIA en L’Amérique Par Le professeur Paul Emmett, de l’université de Harvard. »

DIX-SEPT

« Un écrivain de l’ombre ne doit pas espérer de gloire. »

J’ai quitté mon appartement le soir même, pour ne plus jamais y retourner. Un mois s’est écoulé depuis. Pour autant que je le sache, je n’ai manqué à personne. Il m’est arrivé, surtout au cours de la première semaine, enfermé seul dans ma chambre d’hôtel minable — j’en suis à la quatrième —, de croire avec certitude que j’avais sombré dans la folie. Je me disais qu’il fallait que j’appelle Rick, pour qu’il me donne les coordonnées de son psy. J’avais sûrement des bouffées délirantes. Mais alors, il y a environ trois semaines, après une dure journée passée à écrire et au moment où j’allais m’endormir, j’ai entendu aux infos de minuit que l’ancien ministre des Affaires étrangères Richard Rycart s’était tué à New York dans un accident de voiture, avec son chauffeur. L’info ne venait, je le crains, qu’en quatrième position. Il n’y a rien de plus ex qu’un ex-homme politique. Cela n’aurait pas fait plaisir à Rycart.

J’ai su dès lors qu’il n’y avait pas de retour possible.

Bien que j’aie passé le plus clair de mon temps à écrire et réfléchir à ce qui a pu se produire, je ne peux toujours pas vous dire avec précision comment McAra a découvert la vérité. Je présume qu’il a dû concevoir les premiers doutes aux archives, lorsqu’il est tombé sur l’opération Tempête. Il était déjà profondément déçu par les années de pouvoir de Lang, incapable de comprendre pourquoi ce qui avait commencé avec de si belles espérances s’était achevé dans un tel chaos. Lorsqu’il avait, à sa manière obstinée, effectué ses recherches sur les années de Cambridge et était tombé sur les photos, il avait dû y voir la clé du mystère : si Rycart avait entendu des rumeurs au sujet des liens d’Emmett avec la CIA, il était raisonnable de supposer que McAra les avait entendues aussi.

Mais McAra était au courant d’autres détails encore. Il savait certainement que Ruth avait eu une bourse Fulbright à Harvard, et il ne lui avait sans doute pas fallu plus de dix minutes pour apprendre sur internet qu’Emmett enseignait la spécialité qu’elle avait choisie sur le campus vers le milieu des années soixante-dix. Il savait aussi mieux que quiconque que Lang ne prenait guère de décision sans avoir consulté sa femme au préalable. Adam était le brillant démarcheur politique, et Ruth la stratège. S’il fallait déterminer entre les deux lequel avait l’intelligence, le sang-froid et le caractère impitoyable qui sont l’étoffe d’une bonne recrue idéologique, le choix était vite fait. McAra ne pouvait pas en être certain, mais je pense qu’il avait assemblé une partie suffisante du puzzle pour faire part de ses soupçons à Lang au cours de la dispute terrible qui a opposé les deux hommes la veille du jour où McAra avait résolu d’aller confondre Emmett.

J’essaye d’imaginer ce que Lang a dû ressentir en entendant l’accusation de McAra. Il s’est montré dédaigneux, j’en suis sûr ; furieux aussi. Mais, un jour ou deux plus tard, quand le corps s’est échoué et que Lang a été contraint de se rendre à la morgue pour identifier McAra — qu’a-t-il pensé à ce moment-là ?

Presque chaque jour, je réécoute l’enregistrement de ma dernière conversation avec Lang. La clé de tout est là, j’en suis sûr, pourtant, chaque fois, l’histoire semble à portée de main sans que je puisse l’atteindre. Il faut tendre l’oreille, cependant nos voix sont reconnaissables. Les réacteurs de l’avion vrombissent en bruit de fond.