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Quant à moi, mon travail resta nébuleux, mal défini : conseiller privé, fournisseur d’intuitions, dépanneur, éminence grise invisible derrière le trône. J’étais censé utiliser mes facultés pour garantir à Quinn une ou deux longueurs d’avance sur les cataclysmes, cela dans une ville où les loups attaquent le maire si l’office météorologique laisse s’abattre la moindre tempête de neige à l’improviste. En retour, je touchais un traitement réduit équivalant à la moitié des sommes que j’aurais gagnées comme consultant privé. Mais mon salaire municipal totalisait encore plus que ce dont j’avais réellement besoin. Et il s’y ajoutait une autre gratification : la certitude enivrante qu’au fur et à mesure qu’il grimperait, je grimperais avec lui.

Tout droit vers la Maison-Blanche.

Cette imminence de Paul Quinn président, je l’avais sentie dès 95, le premier soir chez Sarkosian, et Haig Mardokian T’avait flairée longtemps avant moi. Les Italiens utilisent un mot, papabile, pour situer un cardinal qui aurait ses chances de devenir pape. Présidentiellement parlant, Quinn était papabile – jeune, bien de sa personne, énergique, indépendant. La silhouette classique d’un Kennedy, et depuis plus de trente ans, John Fitzgerald Kennedy exerçait une emprise mystique sur notre électorat. On ignorait totalement Quinn à l’extérieur de New York, certes, mais ce détail importait peu : avec les crises urbaines dont la fréquence dépassait de 250 % celle de la génération d’avant, tout homme se montrant capable de gouverner une grande ville devient automatiquement un président éventuel, et si New York ne brisait pas Quinn comme il avait brisé Lindsay vers 1965, il aurait une réputation nationale dans un an ou deux. Et alors… Et alors…

Dès octobre 97, la mairie déjà pratiquement gagnée, je m’aperçus que j’étais de plus en plus intéressé (et d’une façon que je jugeai bientôt obsessionnelle) par les chances de Quinn d’accéder à la présidence. Je le voyais président, sinon en 2000, du moins pour le mandat suivant. Mais formuler une simple prédiction ne suffisait pas. Je jouais avec cette idée de Paul Quinn président à la façon dont un gamin joue tout seul : de plus en plus excité, manipulant son plaisir pour lui-même, jusqu’à s’évader de la réalité.

En privé, secrètement, car je me sentais un peu confus d’ourdir une intrigue pour le moins prématurée : je ne voulais pas que des professionnels à l’esprit froid comme Mardokian ou Lombroso me sachent déjà embarqué dans ce rêve brumeux et onanique, bâti sur le brillant avenir de Quinn (et pourtant, je soupçonne qu’ils s’étaient déjà fait des idées analogues). Secrètement, donc, je dressais une liste interminable des politiciens valant la peine d’être flattés, dans des endroits comme la Californie, la Floride, le Texas. J’établissais la courbe dynamique des divers blocs électoraux, imaginais des schémas complexes figurant les remous d’une convention nationale chargée de désigner son homme, montais une infinité de scénarios simulés pour l’élection elle-même. Tout cela, je le répète, était de nature obsessionnelle – autrement dit, je revenais sans cesse, encore et encore, passionnément, inéluctablement, à mes extrapolations et à mes analyses.

Chacun a une obsession dominante, une fixation qui devient une armature pour l’édifice qu’est son existence. Ainsi nous faisons-nous collectionneurs, jardiniers, acrobates, coureurs de marathon, cocaïnomanes, fornicateurs. Nous avons tous la même sorte de vide intérieur et nous le comblons tous de la même manière, quel que soit le matériau choisi. Je veux dire, nous adoptons le remède que nous préférons, mais nous avons tous la même maladie.

Donc, je rêvais du Président Quinn. En premier lieu, j’estimais qu’il méritait cette fonction. Non seulement il se montrait un meneur irrésistible, mais de plus il était humain, sincère, et compatissant aux besoins des gens. (Entendez par là que sa philosophie politique correspondait beaucoup à la mienne.) En outre, je trouvais chez moi un besoin de jouer mon rôle dans le progrès social de mes semblables, de m’élever par personne interposée en mettant discrètement mes facultés stochastiques au service d’autrui. Il y avait là quelque ressort caché, né d’un appétit de pouvoir s’alliant à un désir d’effacement volontaire – le sentiment d’être le plus invulnérable quand on est le moins en vue. Je ne pouvais devenir moi-même président. Je ne voulais pas m’astreindre à subir le tumulte, la fatigue, les dangers. Je ne voulais pas risquer l’aversion solide et gratuite que le peuple nourrit si volontiers pour ceux qui cherchent son amour. Mais en œuvrant à faire Paul Quinn président, je pouvais quand même me glisser dans la Maison-Blanche, par la petite porte, sans prendre de vrais risques. Voilà donc les racines de cette obsession mises à nu. Je voulais utiliser Paul Quinn tout en lui laissant croire qu’il se servait de moi. Au fond, je m’identifiais à son personnage : il était mon alter ego, mon bouclier, celui qui allait tirer les marrons du feu, mon pantin, mon homme de paille. Je voulais gouverner. Je voulais le pouvoir. Je voulais être président, roi, empereur, pape, dalaï-lama. À travers Quinn, j’y arriverais par le seul moyen dont je disposais. Je secouerais les rênes de l’homme qui les avait en main. Je serais ainsi mon propre père et le papa chéri de tous.

11

Il y eut certaine journée glaciale, fin mars 99, qui débuta comme toutes les autres depuis que je travaillais pour Paul Quinn, mais dévia sur un chemin inattendu avant que l’après-midi fût arrivé. Je me levai à 7 h 15, selon mon habitude. Sundara et moi prîmes une bonne douche ensemble (prétexte : économie d’eau et d’énergie, mais la vérité est que nous adorions tous deux le petit dieu savon et aimions nous frotter mutuellement jusqu’à ce que nos corps fussent luisants comme un pelage de phoque). Petit déjeuner vite expédié, départ à 8 heures, capsule des banlieusards direction Manhattan. Ma première étape fut mon bureau en ville, mon bon vieux local (Lew Nichols et Cie), que je faisais marcher avec un personnel réduit pendant le temps consacré au service de la ville. J’y entrepris la classique analyse conjecturale de tracasseries administratives sans grande importance : projet d’un nouveau groupe scolaire, fermeture d’un hôpital vétuste, changements dans la répartition des zones pour installer un nouveau centre de désintoxication de cocaïnomanes dans un quartier résidentiel, toutes choses banales, mais de ces choses courantes qui risquent de devenir explosives quand il s’agit d’une ville où les nerfs de chaque citoyen sont tendus au-delà de tout espoir de les voir se relâcher, et où les petits désagréments ont tôt fait d’être considérés comme d’intolérables brimades. Puis, vers midi, je partis pour la mairie où je devais conférer et déjeuner avec Bob Lombroso.

— M. Lombroso reçoit actuellement un visiteur, me dit la réceptionniste, mais il tient quand même à ce que vous entriez.

Le bureau de Lombroso offrait un décor bien fait pour le servir. C’est un homme de belle taille, harmonieusement proportionné, quelque peu théâtral d’aspect. Une silhouette qui s’impose, avec des cheveux noirs et bouclés, une barbe rude et taillée court, un sourire chaleureux, et l’allure pleine de force et de sérieux d’un négociant arrivé. Cette pièce où il travaillait, redécorée à ses frais dans le style Bureaucrate Primitif, constituait un véritable sanctuaire pour Levantin, avec son atmosphère chargée d’odeurs, ses murs tendus de cuir noir patiné, ses riches tapis, ses rideaux marron, le bronze mat de lampes espagnoles perforées en mille endroits, la grande table brillante faite de plusieurs bois foncés où s’incrustaient des plaques de maroquin, les grosses potiches chinoises blanches semblables à des urnes, et dans une vitrine baroque, ses chères collections de judaïque médiéval – tiares d’argent, pectoraux, stylets, rideaux brodés provenant des synagogues de Tunisie ou d’Iran, lampes filigranées, chandeliers, encensoirs, candélabres. Dans ce sanctuaire calfeutré où dominait un parfum musqué, Lombroso régnait sur les deniers municipaux comme un prince de Sion : malheur au Gentil téméraire qui eût méprisé ses conseils.