Son visiteur était un petit homme d’aspect fané qui pouvait avoir entre cinquante-cinq et soixante ans. Silhouette falote à l’étroit visage ovale et au crâne chichement planté de mèches grisonnantes. Il était si pauvrement vêtu (son vieux costume brun élimé avait dû être taillé au temps d’Eisenhower), que la stricte élégance pincée de Lombroso semblait le comble d’un snobisme délirant – et j’avais moi-même l’impression d’être un gandin dans ma cape brune galonnée d’or qui datait de cinq ans. Il occupait un siège sur lequel il demeurait muet, voûté, les mains jointes. Anonyme, presque invisible, l’un de ces innombrables Smith, produits naturels du vaste monde, et un fond de teint plombé ternissait son épiderme, un avachissement hivernal frappait la chair de ses joues, le tout traduisant une lassitude extrême, tant spirituelle que physique. Les années avaient vidé cet homme, usé les ressources dont il disposait peut-être jadis.
— Mon cher Lew, dit Lombroso, je tiens à te présenter Martin Carvajal.
Carvajal se leva, me serra la main. La sienne était glacée.
— C’est pour moi un plaisir de faire enfin votre connaissance, monsieur Nichols, articula-t-il d’une voix douce, assourdie, qui m’arrivait vraiment des confins stellaires.
La courtoisie désuète avec laquelle il tournait sa phrase était bizarre. Je me demandai ce qu’il faisait ici. Il paraissait tellement incolore, tout à fait le genre quémandeur d’obscur poste bureaucratique ou, plus probablement, le genre oncle marmiteux aux pieds de Lombroso, venu toucher son salaire mensuel. Pourtant, seuls les puissants de ce monde pénétraient d’habitude dans le somptueux repaire de l’administrateur Lombroso.
Mais Carvajal n’était point le pauvre hère que je voyais en lui de prime abord. Déjà, au moment de notre poignée de main il m’avait semblé mobiliser une vigueur incroyable : sa taille grandissait, ses traits devenaient plus fermes, un flot de sang colorait ses pommettes. Seuls ses yeux atones trahissaient encore quelque manque de vie à l’intérieur.
Lombroso précisa gravement :
— M. Carvajal s’est montré l’un de nos plus généreux partisans au cours de la campagne électorale, tout en me coulant un suave regard phénicien qui signifiait : Traite-le en douceur, Lew, nous avons toujours besoin de son or.
Que cet anonyme minable eût été un riche bienfaiteur du candidat Paul Quinn, un personnage à saluer bas, à cajoler et à recevoir dans le sanctum d’un haut fonctionnaire très occupé, ne laissa pas de m’impressionner, car j’avais rarement aussi mal jugé quelqu’un. Je pus néanmoins esquisser un sourire candide et demander :
— Dans quelle branche travaillez-vous, cher monsieur ?
— Placements de capitaux.
— Tu as devant toi l’un des spéculateurs les plus avisés et les plus heureux que j’aie jamais connus, appuya Lombroso.
Carvajal opina du bonnet avec indulgence.
— Vous gagnez votre vie uniquement sur le marché des valeurs ?
— Uniquement.
— Je n’imaginais pas que quelqu’un en fût réellement capable.
— Oh ! mais si, c’est très faisable, dit Carvajal. (Le ton du petit homme était grêlé et voilé – un murmure sorti de la tombe.) Il n’y faut pas autre chose qu’une connaissance moyenne des tendances et un peu d’audace. Avez-vous déjà spéculé, monsieur Nichols ?
— Par-ci, par-là. Du boursicotage.
— Vous en êtes-vous bien trouvé ?
— Pas trop mal. J’ai moi-même une assez bonne notion des tendances. Mais je ne suis pas rassuré quand des fluctuations désordonnées s’annoncent. Vingt de plus, trente de moins… non, merci. Je préfère marcher en terrain solide, je suppose.
— C’est ce que je fais, articula Carvajal.
Il donnait à cette simple réponse une intonation nouvelle – comme un air de sous-entendu qui me laissa décontenancé et mal à l’aise.
Au même moment, une faible sonnerie grelotta dans l’arrière-bureau de Lombroso, pièce où l’on accédait par un petit passage ouvrant à gauche de sa table. Elle signifiait que le maire appelait : invariablement, la réceptionniste transmettait ces appels de Quinn dans le local en question quand Lombroso avait un étranger près de lui. Il s’excusa donc et, d’un pas rapide qui fit trembler le plancher, alla prendre la communication. Or, me trouver seul avec Carvajal fut soudain pour moi un malaise contre lequel je ne pouvais lutter. J’eus des picotements dans la peau, une boule m’obstrua la gorge, comme si quelque puissante émanation psychique jaillissait de cet homme et venait m’assiéger. M’excusant à mon tour, je suivis Lombroso dans la pièce voisine, étroite caverne où il fallait se serrer les coudes, et garnie de livres jusqu’au plafond. (On y voyait de gros volumes aux dos ornés qui pouvaient être des Talmuds comme les œuvres reliées de l’évangéliste Moody, ou plus probablement un mélange des deux.) Lombroso, surpris et gêné de cette intrusion, pointa un doigt furieux pour montrer l’écran téléphonique sur lequel je pus voir l’image du maire Quinn. Mais au lieu de sortir, j’offris une pantomime désolée, un barrage insensé de petits signes de tête, de gestes, de grimaces idiotes, le tout amenant finalement Lombroso a prier Quinn de raccrocher une minute. L’écran s’éteignit. Lombroso me lorgna de travers.
— Eh bien ? Quelle mouche te pique ?
— Je ne sais pas. Excuse-moi. Je n’ai pas pu rester. Qui est donc ce Carvajal, Bob ?
— Je te l’ai dit. Grosse fortune. Partisan convaincu de Quinn. Il faut le ménager. Écoute, je téléphone. Le maire doit…
— Je ne veux pas me trouver seul avec ce bonhomme. On dirait un mort vivant, un zombie. Il me flanque les jetons.
— Quoi ?
— Je parle sérieusement. Il y a comme une force mortelle, une chose glacée qui vient de lui, Bob. Il me donne des démangeaisons. Il répand des ondes de peur.
— Bonté divine, Lew !
— Je n’y peux rien. Tu sais comme je capte certaines choses.
— C’est un doux loufoque qui a ramassé beaucoup d’argent en Bourse et qui aime notre maire. Point final.
— Pourquoi est-il ici ?
— Pour faire ta connaissance.
— Rien que ça ? Rien que pour me connaître ?
— Tu n’imagines pas à quel point il voulait te parler ! Il m’a dit que c’était très important pour lui de travailler avec toi, d’obtenir ton concours.
— Mon temps est-il donc à vendre au profit de tous ceux qui ont donné cinq dollars pour soutenir la campagne de Quinn ?
Lombroso soupira.
— Si je te révélais combien Carvajal a versé, tu ne le croirais point, et n’importe comment… oui, je pense que tu pourrais lui accorder un peu de ton temps.
— Mais…
— Écoute, Lew, si tu veux plus de détails, il faudra interroger Carvajal. Va le retrouver. Sois gentil, laisse-moi parler au maire. Va. Carvajal ne te mangera pas. Ce n’est jamais qu’un gringalet, non ? (Lombroso fit volte-face pour reprendre la communication. Le visage de Quinn réapparut sur l’écran.) Désolé, Paul Lew vient d’avoir un moment de faiblesse, mais je pense qu’il va déjà mieux. Voyons donc…