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Les hôtes de Sarkosian ! Ils étaient tous là, comme promis, fourmillement glorieux de contraltos et d’astronautes, de dirigeants et de présidents. Les costumes se situaient au niveau du flamboyant, avec l’étalage prévisible des seins et des sexes, mais aussi, venant de l’avant-garde, les premiers symptômes très fin de siècle de cette pudeur ardemment réclamée qui a désormais pris le dessus : gorges gainées et bandeaux stricts. Cinq ou six hommes et plusieurs femmes arboraient ostensiblement le drapé monacal, et il devait bien y avoir quinze pseudo-généraux constellés de médailles dont le nombre eût fait mourir de honte un dictateur africain. J’étais pour ma part assez sobrement vêtu d’un maillot vert radiant et d’un collier triple. Bien que les pièces fussent archipleines, le va-et-vient des occupants n’était nullement désordonné, car je remarquai vite huit ou dix personnages imposants, très bruns de peau et pleins d’entregent (tous membres de l’omniprésente mafia arménienne de Mardokian), lesquels, équitablement répartis dans la pièce principale comme autant de fiches, de jalons ou de pylônes, occupaient des positions repérées à l’avance, offraient cigares, cigarettes et boissons, présentaient untel à untel, ou aiguillaient certains vers d’autres personnes dont on souhaitait leur faire faire la connaissance. Je fus pris sans peine dans ce filet subtilement tendu, eus la main broyée par Ara Garabedian ou Jason Komourdjian (mais peut-être s’agissait-il plutôt de George Missakian ?), puis me trouvai placé en orbite autour d’une jeune femme hâlée, blonde comme l’or et nommée Automne qui n’était point d’Arménie et que je ramenai chez moi quelques heures plus tard.

Cependant, et avant d’en être rendu là, je m’étais laissé gentiment guider à travers une rotation de fauteuils mélodiques occupés par des interlocuteurs tout disposés à bavarder, périple au cours duquel, successivement, je…

…m’entretins avec une représentante du sexe faible qui était de race noire, très vive d’esprit, plus grande que moi de trente centimètres, et dans laquelle je devinai sans me tromper Ilèle Mulamba, dirigeante de la Chaîne Quatre. Ce tête-à-tête allait d’ailleurs me valoir un engagement comme expert pour préparer leurs prochaines émissions ethnico-régionales…

…déclinai aimablement les avances badines du conseiller municipal Ronald Holbrecht, ce porte-parole au style tout personnel de la Communauté Joyeuse, et le premier qui, en dehors de la Californie, eût remporté une élection sous l’étiquette du Groupe Homosexuel…

…errai à l’aventure jusque dans un dialogue entre deux messieurs blanchis par l’âge, très banquiers d’aspect, et que je découvris bientôt être des spécialistes bioénergétiques attachés à Bellevue et à Columbia, échangeant leurs opinions sur la sonopuncture quotidienne, procédé qui inclut le traitement ultrasonique des maladies osseuses avancées…

…écoutai un dirigeant des Laboratoires CBS exposer à un jeune homme portant lunettes les merveilles de leur nouveau gadget, la spirale bio-rétroactive pour forcer la sympathie…

…appris ensuite que ledit jeune homme était Lamont Friedman, de la sinistre Sauvegarde des Droits Hypothécaires…

…bavardai à bâtons rompus avec Noël Maclver de l’Expédition Ganymède, Claude Parks de la Brigade des Stupéfiants (qui s’était muni de son saxo moléculaire et ne semblait guère se faire prier pour en jouer), trois champions professionnels de basket, une organisatrice de la nouvelle union des prostituées pour le bien public, un préposé à l’inspection du bordel municipal, et le conservateur du Musée des Arts Éphémères de Brooklyn, Meiling Pulvermacher…

…eus mon premier affrontement avec une prosélyte de la Religion transitiste, la petite mais fanatique Catalina Yarber, tout juste arrivée de San Francisco, dont je repoussai par des faux-fuyants les efforts pour me convertir sur-le-champ…

… et fis la connaissance de Paul Quinn.

Paul Quinn, oui. Il est certaines nuits où je m’éveille en sursaut, trempé de sueur, sauvé d’un rêve qui est la répétition de cette soirée, dans lequel je me trouve balayé par un courant irrésistible dans une mer de célébrités aux propos cacophoniques, poussé vers la tête blonde, vers le sourire de Paul Quinn qui me guette comme Charybde, l’œil brillant, les mâchoires béantes. Quinn. Trente-quatre ans à l’époque, donc mon aîné d’un lustre. Trapu, bâti en force, large d’épaules, yeux bleus bien écartés, expression chaleureuse, vêtements dans le style conservateur. L’homme a la poignée de main solide, virile. Le geste qui vous saisit par l’intérieur du biceps autant que par les doigts, la rencontre des regards qui se fait avec un choc presque audible et crée entre vous un rapport immédiat. Procédés classiques de bon politicien, direz-vous – et certes, je les avais déjà vus mis en œuvre bien souvent. Mais jamais atteindre pareil degré d’intensité et de puissance. Quinn franchissait la brèche ouverte entre lui et l’interlocuteur avec une telle promptitude, une telle persuasion, que j’arrivais presque à le soupçonner de cacher dans son oreille l’un des merveilleux gadgets des laboratoires CBS qui provoque en vous le charisme. Mardokian ne lui eut pas plus tôt dit mon nom qu’il se trouva de plain-pied avec moi. « Vous êtes un des types que je souhaitais le plus rencontrer cette nuit ! » Puis : « Vous pouvez m’appeler Paul ! » Et enfin : « Cherchons donc un coin où il y a moins de boucan, Lew. » Je me rendais fort bien compte que j’étais manœuvré de main de maître, et pourtant, en dépit de moi-même, je restai piégé.

Il me conduisit jusqu’à un petit bureau que deux ou trois pièces séparaient de la grande salle. Figurines précolombiennes, masques africains, écrans de pulsar – au total une décoration offrant un heureux mélange d’ancien et de moderne. Le papier mural était des pages du New York Times remontant aux années 80. « Fameuse soirée ! » apprécia Quinn en riant. Il lut rapidement la liste des invités, partageant avec moi l’admiration respectueuse du gamin qui se voit coudoyer tant de gens célèbres.

Après quoi il restreignit le champ et fit tout converger sur ma personne.

On l’avait bien renseigné. Il connaissait à fond mon curriculum vitae – les écoles par où j’étais passé, quel genre de travail je faisais, l’adresse de mes bureaux. Il me demanda si j’avais amené ma femme…

— Sundara, c’est son prénom, n’est-ce pas ? Souche asiatique ?

— Sa famille est originaire de l’Inde.

— Je me suis laissé dire qu’elle est très belle.

— Elle passe l’été en Oregon.

— J’espère avoir l’occasion de faire sa connaissance. La prochaine fois que je quitterai Richmond, je vous rendrai peut-être visite au passage, pourquoi pas ? À propos, comment diable pouvez-vous vivre dans Staten Island ?

Cela aussi, je l’avais déjà vu. Le Traitement Numéro Un, l’esprit programmé du politicien en action, comme si un microcircuit cliquetait chaque fois qu’il avait besoin de faits, et il y eut un moment où je soupçonnai Quinn d’être une manière d’androïde. Mais il se montrait bien trop bon pour n’être pas de chair et de sang. Sur un certain plan, il restituait tout simplement ce qu’on lui avait appris de moi et en tirait des effets impressionnants, mais sur un autre il me communiquait son amusement pour l’outrance qu’il apportait dans cette manœuvre de séduction. L’on eût dit que Paul Quinn m’adressait des clins d’œil intérieurs, qu’il me chuchotait : Je suis obligé de forcer la dose, Lew, c’est la règle que je dois respecter pour jouer ce jeu stupide. De même, il semblait capter le fait que, tout comme lui, j’étais à la fois amusé et sidéré par sa maestria. Il était fameux. Fameux au point d’en être effrayant. Mon cerveau se mit automatiquement à extrapoler, me présentant une série de manchettes du Times qui offraient à peu près le texte suivant :