— Il faut que j’aie d’abord l’accord de Komourdjian. Ce procédé est peut-être civilisé, mais pas nécessairement adéquat.
— Tu crois que je chercherais à te rouler ?
— Je ne crois plus rien.
Elle s’approcha de moi. Ses yeux brillaient, tout son être rayonnait de sensualité. En face d’elle j’étais soudain réduit à zéro. Elle aurait pu exiger et obtenir n’importe quoi. Mais Sundara ne fit que poser ses lèvres sur le bout de mon nez, et elle murmura d’une voix sourde, théâtrale :
— Si tu veux divorcer, tu peux le faire. C’est comme tu le voudras, en tout et pour tout. Je n’y mettrai pas d’obstacle. Je ne souhaite que ton bonheur. Je t’aime, comprends-tu ? (Elle appuyait ses mots d’un sourire ensorcelant. Oh ! le Transitisme, quelle calamité !) En tout et pour tout, répéta Sundara.
33
Je louai pour moi un appartement à Manhattan – trois pièces meublées dans une vieille bâtisse réputée jadis de grand luxe, donnant sur la 63e Rue et située non loin de la Deuxième Avenue, voisinage également réputé jadis aristocratique et qui n’était pas encore tout à fait déshonorant. Les titres de noblesse de cet immeuble s’affirmaient par tout un choix de dispositifs de sécurité dont les plus vétustes remontaient à 1960 et aux trente années suivantes, depuis le simple verrou de type réglementaire jusqu’aux premiers modèles de brouilleurs visuels, sans oublier les écrans stoppeurs d’impact. Le mobilier était simple et de style incertain, démodé et destiné à l’usage courant : canapés, chaises, lit, table, bibliothèque murale, et cetera, tellement anonyme qu’on finissait par ne plus le voir. C’était d’ailleurs l’impression que je me faisais de moi-même, une fois dans les lieux, hommes de peine et gérant ayant pris congé. J’aurais pu me croire invisible, planté au centre du living-room, tel un légat débarquant on ne sait d’où pour résider dans les limbes. Quel était cet endroit ? Comment y étais-je arrivé ? À qui appartenaient ces chaises ? Ces empreintes sur ces murs bleus et nus ?
Sundara m’avait laissé prendre quelques tableaux et statuettes, que je disposai çà et là. Mais autant ils cadraient à merveille avec la somptuosité de notre logis de Staten Island, autant ils semblaient maintenant disgracieux, étrangers, pingouins fourvoyés en plein désert Mohave. Plus de projecteurs ici, plus d’ingénieuses combinaisons de solénoïdes et de rhéostats, plus de consoles : rien que des plafonds trop bas, des murs poussiéreux, des fenêtres sans assombrisseurs. Pourtant, il ne me venait pas à l’idée de m’apitoyer sur mon sort. J’éprouvais simplement un grand désarroi, une absence, une dislocation. Je passai le premier jour à ouvrir les caisses, à m’organiser, à situer mes lares, à bien porter mes pénates en ces lieux indifférents. J’allais lentement, maladroitement, abandonnant souvent mes tentatives pour méditer dans le vide. Je ne sortis pas de la journée, pas même pour aller faire des courses. Je commandai simplement par téléphone tout un stock d’épicerie au supermarché du coin, histoire de garnir mon frigidaire. Le dîner fut un pâle composé de produits synthétiques, cuisiné sans enthousiasme et vite avalé. Je dormis seul – et comme un ange, ce qui m’étonna beaucoup. Dès le lendemain matin, je téléphonai à Carvajal pour lui rendre compte de la situation.
Il approuva d’un petit grognement, puis ajouta :
— La fenêtre de votre chambre donne-t-elle sur la Deuxième Avenue ?
— Oui, et celle du living sur la 63e Rue. Pourquoi ?
— Vos murs sont-il bleus ?
— Oui.
— Vous avez un canapé noir ?
— Que vous importent ces détails ?
— Je vérifie, rien de plus. Je veux être certain que vous avez choisi le bon endroit.
— Vous voulez dire que je me suis installé dans l’appartement où vous m’aviez vu ?
— Exact.
— Vous en doutiez donc ? ricanai-je. N’auriez-vous plus confiance en ce que vous voyez ?
— Pas le moins du monde. Et vous, votre confiance ? Vous me l’accordez toujours ?
— Oh ! pour cela, n’ayez crainte. De quelle couleur est le lavabo, dans la salle d’eau ?
— Je l’ignore, avoua Carvajal. Et je ne m’en suis pas soucié. Mais votre réfrigérateur est marron.
— Encore une fois, okay. Je suis subjugué.
— Je l’espère bien. Êtes-vous prêt à prendre note ?
Je dénichai un calepin.
— Allez-y.
— Jeudi, 21 octobre – Quinn prendra la semaine prochaine l’avion pour Bâton Rouge où il verra Thibodaux, gouverneur de la Louisiane. Après quoi, il se déclarera officiellement prêt à soutenir le projet de barrage à Plaquemine. Dès son retour, il balance Ricciardi de l’Habitat et le remplace par Charles Lewisohn. Ricciardi sera nommé administrateur des Courses. Troisième point…
Je n’en sautai pas un mot, secouant la tête comme toujours, imaginant déjà les renâclements de Quinn : Qu’ai-je à foutre de Thibodaux ? Et cette fumisterie de Plaquemine ? D’abord, j’estime que les barrages sont depuis longtemps dépassés. Et Ricciardi ? Il ne s’en tire pas tellement mal là où il est, vu sa comprenette limitée. Est-ce que je ne vais pas me mettre les Italiens à dos, si je le limoge ? Et patati et patata. De plus en plus fréquemment, ces derniers temps, il me fallait relancer Quinn avec des stratagèmes bizarres que rien n’expliquait ni ne justifiait. À présent, en effet, le pipe-line partant de Carvajal pompait sans arrêt dans le futur immédiat, déversant des suggestions que je transmettais au maire et lui faisais adopter, les présentant comme les meilleurs éléments de tactique ou de manipulation. Quinn disait oui à tout, mais j’avais parfois un certain mal à le convaincre. Un jour viendrait où il repousserait purement et simplement telle idée, et où je ne le ferais pas changer d’avis. Qu’en serait-il, dès lors, du futur immuable de Carvajal ?
Le lendemain, j’arrivai à l’Hôtel de Ville à mon heure habituelle. Vers 9 heures et demie j’avais préparé le mémorandum quotidien que je destinais au maire. Je l’expédiai. Peu après 10 heures, mon interphone couina et une voix m’informa que l’adjoint Mardokian désirait me parler. Il y avait du grabuge dans l’air. Je le sentais déjà en suivant le couloir, et sitôt chez Mardokian, je le vis inscrit en toutes lettres sur sa figure. L’Arménien semblait mal à l’aise, nerveux, irrité. Ses yeux brillaient un peu trop, il mordillait un peu trop sa lèvre inférieure. Mes derniers papiers étaient disposés devant lui en bon ordre. Où était le courtois, l’aimable, le souriant Mardokian ? Disparu. Oui, disparu. À sa place se trouvait un personnage renfrogné, presque en colère.
Il prit à peine le temps de me regarder et attaqua :
— Où diable es-tu allé chercher cette salade au sujet de Ricciardi, Lew ? En voilà, une histoire !
— J’estime opportun de lui retirer les fonctions qu’il remplit actuellement.
— Ça je le sais. Tu viens de nous en aviser. Et pourquoi est-ce opportun ?
J’essayai de bluffer.
— La dynamique à long terme te le prouvera, Haig. Je ne peux te donner aucun motif concret, mais mon intuition me dit qu’il serait maladroit de laisser à ce poste un homme dont on connaît les accointances avec la communauté italienne et ses intérêts dans les grosses affaires immobilières de cette même communauté. Lewisohn, en revanche, est un type calme et inodore, un atout beaucoup plus sûr pour la prochaine élection, et…
— Laisse tomber, Lew.