J’interrogeai ma mémoire. Quinn avait environ trente-huit ans, mais l’homme dont le portrait apparaissait sur cette bannière, quel âge avait-il ? Je l’avais identifié instantanément, les différences d’ordre physique n’étaient donc pas considérables. Les joues moins fermes que celles du Quinn actuel ? Les cheveux blonds grisonnants aux tempes ? Le dessin de son rire métallique plus accusé ? Je ne savais. Je ne m’étais pas rendu compte. Cette image… simple illusion, peut-être ? Hallucination née de la fatigue mentale ? Je m’excusai auprès de Carvajal, promettant de faire mieux la fois suivante, s’il m’en était accordé une. Il m’affirma que la chose arriverait de nouveau. Je verrais, insista-t-il. Il s’animait de plus en plus, puisait un regain de vigueur à mesure que se prolongeait ma visite. Oui, je verrais, aucun doute n’était permis.
— Et maintenant, au travail, enchaîna-t-il. Voici d’autres instructions pour Quinn.
Ce jour-là, il n’avait qu’une chose à transmettre : le maire était supposé battre le terrain pour chercher un nouveau préfet de police, car l’homme qui remplissait actuellement ces fonctions, Soudakis, allait bientôt démissionner. Les bras m’en tombèrent. Soudakis constituait l’un des meilleurs choix effectués par Quinn : efficace et très populaire, la plus parfaite réplique de superman que la police new-yorkaise ait jamais eue depuis deux générations, un personnage solide, sûr, incorruptible et courageux, n’hésitant pas à prendre des risques quand il le fallait. Au cours de la première année où il avait occupé le poste, il s’était affirmé pratiquement inamovible : on aurait pu croire qu’il avait toujours été préfet et qu’il le resterait ad vitam aeternam. Il obtenait d’ailleurs des résultats spectaculaires, retransformant cette Gestapo qu’était devenue la police locale sous feu Gottfried en une force éprise de paix. Et sa tâche n’était pas finie : quelques semaines plus tôt seulement, j’avais entendu Soudakis dire au maire qu’il lui fallait dix-huit mois de plus pour terminer la grande épuration. Cet homme, démissionner ? Voilà un son de cloche qui sonnait vraiment faux.
— Quinn ne marchera jamais, protestai-je. Il va tout simplement me rire au nez.
Carvajal haussa les épaules.
— Soudakis ne sera plus préfet de police à partir du 1er janvier. Le maire ferait donc bien d’avoir son remplaçant sous la main.
— Admettons. Mais c’est tellement improbable, cette histoire ! Soudakis est là comme le rocher de Gibraltar. Je ne peux vraiment pas m’en mêler, aller dire au maire que son préfet de police va démissionner, même s’il en a effectivement l’intention. Il y a eu un tel frottement au sujet de Thibodaux et de Ricciardi, que Mardokian m’a obligé à prendre du repos. Si je me présente avec une idée aussi folle que celle-là, ils pourraient bien me balancer.
Imperturbable, implacable, Carvajal laissait peser sur moi son regard.
J’insistai derechef :
— Si au moins vous me fournissiez un argument solide à l’appui ! Pourquoi diable Soudakis songerait-il à démissionner ?
— Je ne sais pas.
— Est-ce que j’obtiendrais quelque élément en contactant Soudakis lui-même ?
— Je ne sais pas.
— Vous ne savez pas. Vous ne savez pas ! Et ça ne vous intéresse pas de savoir, sans doute ? Tout ce que vous savez, c’est qu’il veut démissionner.
— Je ne sais même pas s’il le veut, Lew. Je sais qu’il partira, sans plus. Il est d’ailleurs possible que Soudakis n’en sache rien pour l’instant.
— Ah ! bravo. Merveilleux ! Je vais trouver le maire, le maire convoque Soudakis, et Soudakis proteste comme un beau diable parce que rien n’est vrai actuellement.
— La réalité est toujours respectée, Lew. Soudakis démissionnera. Tout se fera à l’improviste.
— Suis-je le seul qui puisse avertir Quinn ? Que se passerait-il si je ne disais rien ? S’il est vrai que la réalité est toujours respectée, Soudakis démissionnera de toute manière, que j’intervienne ou non. N’est-ce pas ? N’ai-je pas raison ?
— Vous préféreriez que le maire soit pris de court quand la chose arrivera ?
— Mieux vaut ça que passer pour un fou aux yeux de Quinn.
— Vous auriez peur d’avertir le maire ?
— Oui.
— Que craignez-vous donc pour vous ?
— Je me mettrais dans une position bougrement difficile, non ? On me demanderait de fournir des preuves à l’appui d’une chose que j’estime moi-même insensée. Je serais obligé de faire marche arrière en disant que c’est une conjecture, rien qu’une conjecture, et si Soudakis m’opposait un démenti formel, je perdrais toute influence auprès de Quinn. Qui sait même si je n’y laisserais pas mon emploi. Est-ce cela que vous désirez ?
— Je n’ai aucun désir, vous le savez, articula Carvajal d’une voix lointaine.
— Et d’ailleurs, Quinn ne laisserait pas partir Soudakis.
— En êtes-vous bien sûr ?
— Absolument sûr. Il a trop besoin de lui. Il n’accepterait jamais sa démission. Soudakis aura beau dire, il restera en place. Et que devient alors le respect de la réalité ?
— Soudakis ne restera pas, maintint Carvajal, sans y mettre le moindre sentiment.
Je pris congé et réenvisageai le problème sous toutes ses faces.
Les objections que je formulais contre une démarche auprès de Quinn pour lui suggérer de chercher un successeur à Soudakis s’imposaient sans qu’on puisse les discuter : elles étaient logiques, raisonnables, plausibles. Je répugnais à me fourvoyer, à me placer dans une position des plus périlleuses si peu de temps après mon retour, alors que j’étais toujours en butte au scepticisme de Mardokian touchant mon équilibre mental. D’un autre côté, si quelque événement imprévu obligeait Soudakis à démissionner, j’aurais négligé mes devoirs en m’abstenant d’alerter le maire. Dans une grande métropole qui se trouvait constamment au bord du chaos, une simple vacance de deux ou trois jours parmi les dirigeants de sa police pouvait aggraver la situation au point de la rendre presque anarchique dans les rues, et s’il était une chose dont Quinn n’avait vraiment pas besoin, en tant que candidat futur à la Maison-Blanche, c’était une recrudescence du banditisme qui sévissait à New York avant le règne dictatorial de Gottfried, puis sous l’administration du faible DiLaurenzio. Troisième point, enfin : je ne m’étais jamais refusé jusqu’alors à transmettre une directive donnée par Carvajal, et je me faisais scrupule de lui tenir tête pour cette fois. Insensiblement, la notion du respect de la réalité présentée par le petit homme était devenue partie intégrante de moi-même. Insensiblement, j’avais accepté sa philosophie à un degré qui me laissait dans la crainte obsédante de fausser l’inévitable déroulement de l’inévitable. Et ce fut avec les appréhensions d’un homme juché sur un glaçon dérivant vers les chutes du Niagara, que je me résolus finalement à entretenir Quinn de l’affaire Soudakis.
Néanmoins, je laissai d’abord s’écouler une semaine, espérant que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes sans intervention de ma part, puis une autre, et j’aurais bien continué ainsi tout le reste de l’année. Mais je m’aperçus que je manquais de loyauté envers moi-même. Je rédigeai donc une note et la fis passer à Mardokian.
— Je ne présenterai pas ça à Quinn, m’informa-t-il deux heures plus tard.
— Il le faut. (J’insistais, mais le cœur n’y était pas.)
— Tu sais ce qui arrivera si je t’écoute ? Le maire te saquera, Lew. J’ai été obligé de jongler toute une matinée au sujet de Ricciardi et du fameux voyage en Louisiane, et les propos que Quinn a tenus sur ton compte n’avaient rien d’élogieux. Il a peur que tu perdes les pédales.