Выбрать главу

— Depuis combien de temps travail lez-vous pour moi, Lew ?

— Depuis début 96.

— Presque quatre ans, donc. Et depuis combien de temps êtes-vous branché directement sur l’avenir ?

— Il n’y a pas très longtemps. Ça a commencé en mare. Vous vous rappelez, le jour où je vous ai poussé à faire adopter par le conseil municipal le projet de loi sur la coagulation du pétrole obligatoire, juste au moment où des navires allaient vider leurs réservoirs près du Texas et de la Californie ? Ça date de cette époque. Je ne faisais pas qu’extrapoler. Après, il y a eu le reste, toutes ces choses qui semblaient parfois fantastiques, et qui…

— Un procédé dans le genre de la boule de cristal, opina Quinn, sans cacher son effarement.

— Oui. Tout juste. Souvenez-vous, Paul. Quand vous m’annonciez que vous vous présentiez aux élections présidentielles de 04, vous ayez ajouté : «  Vous serez les yeux qui verront l’avenir pour moi. » Vous ne croyiez pas si bien dire !

Quinn secoua la tête.

— Je pensais qu’un repos de deux semaines suffirait à vous remettre d’aplomb, Lew. Mais maintenant, je me rends compte que les choses vont beaucoup plus loin.

— Quoi ?

— Pendant quatre ans, vous vous êtes montré pour moi un ami dévoué, un collaborateur précieux. Je ne mésestimerai pas la valeur de l’aide que vous m’avez apportée. Peut-être tiriez-vous vos idées d’une analyse intuitive des tendances, ou peut-être utilisiez-vous vos ordinateurs, à moins qu’un bon génie ne soit là pour vous souffle ce qu’il faut faire, mais de toute façon, vous me donniez des conseils éclairés. Seulement, je ne puis accepter le risque qu’il y aurait à vous garder dans mon équipe après ce que je viens d’apprendre. Si le bruit courait un jour que toutes les grandes décisions de Paul Quinn sont l’œuvre d’un gourou, d’un devin, d’une sorte de Raspoutine doué de double vue, que je ne suis qu’un pantin dont on tire les ficelles, je serais perdu, cuit, lessivé. Nous allons vous mettre en disponibilité à dater d’aujourd’hui, et vous toucherez votre traitement intégral jusqu’au terme du présent exercice. D’accord ? Cela vous laissera plus de sept mois pour remettre en route votre firme de conseiller privé avant que l’on vous raye des listes d’émargement municipales. Je suppose qu’en raison de votre divorce vous vous heurtez à de sérieux problèmes d’argent, et je ne veux pas aggraver la situation. Maintenant, convenons d’une chose, entre nous : je ne dirai rien officiellement des vraies causes de votre départ, et vous ne révélerez jamais la prétendue origine des conseils que vous me donniez. Est-ce équitable comme ça ?

— Vous me balancez ? murmurai-je.

— J’en suis désolé, Lew.

— Je peux faire de vous le prochain Président des États-Unis, Paul !

— Disons donc qu’il me faudra y arriver par mes propres moyens.

— Vous me croyez fou, n’est-ce pas ?

— Fou est un bien grand mot.

— Mais vous le croyez, hein ? Vous vous dites que vous suivez les conseils d’un maniaque dangereux. Peu vous importe que mes conseils aient toujours été bons : il vous faut maintenant vous débarrasser de moi, car ça la ficherait mal, oui, ça la ficherait mal si le public venait à penser qu’il y a un magicien parmi vos collaborateurs…

— Je vous en prie, Lew, ne me rendez pas les choses plus pénibles. (Quinn traversait le bureau, me prenait la main, une main glacée qu’il serrait dans son étreinte féroce. Ses yeux n’étaient plus qu’à quelques centimètres de moi. Nous y étions, oui : le fameux Remède Quinn, pour une fois encore, pour une fois dernière. Il reprit, d’un ton pénétré :) Vous pouvez me croire, Lew, je vais vous regretter. Aussi bien comme ami que comme conseiller. Il est possible que je me trompe lourdement. Et ça me fait quelque chose de devoir en arriver là. Mais vous disiez vrai : je ne peux pas prendre ce risque, Lew. Je ne peux pas.

35

Je déménageai mes archives dans l’après-midi. Je regagnai mon domicile, ce logement qui passait pour être mon foyer. Jusqu’au soir, j’errai comme une âme en peine à travers les pièces sombres à moitié vides, essayant de saisir ce qui m’arrivait. Congédié ? Oui. Balancé. J’ôtais le masque, et Quinn n’aimait pas ce qu’il y avait en dessous. Je renonçais à mes faux-semblants de science pour proclamer ma sorcellerie. J’avais dit la stricte vérité et je ne reparaîtrais plus jamais à l’Hôtel de Ville. Je n’aurais plus ma place au milieu des seigneurs, je ne modèlerais plus, je n’orienterais plus la destinée dès l’irrésistible Paul Quinn. Quand il prêterait serment à Washington, dans cinq ans, je suivrais le spectacle de très loin, sur un écran de télévision. Je serais l’oublié, celui – qu’on fuit, le lépreux chassé de la communauté du pouvoir. J’étais abattu, consterné, inerte au point même de ne pouvoir pleurer. Sans épouse, sans activité, sans but, je perdis des heures à me tramer dans mon lugubre appartement. La lassitude venant, je restai échoué contre une fenêtre – une heure ? trois ? cinq ? – observant le ciel qui se plombait, les flocons qui annoncèrent soudain la première chute de neige, observant la nuit qui déployait peu à peu son voile sur Manhattan.

Puis la colère remplaça le marasme et, plein de fureur, je téléphonai à Carvajal.

— Quinn sait tout, lui dis-je. Au sujet de la démission de Soudakis. J’ai passé mon petit papier à Mardokian, qui en a discuté avec le maire.

— Oui ?

— Et ils m’ont balancé ! Ils me prennent pour un fou.

Mardokian a vérifié auprès de Soudakis, Soudakis a juré qu’il n’avait nullement l’intention de partir, et Mardokian m’a dit que Quinn s’effrayait de mes prophéties sans queue ni tête tirées d’une boule de cristal. Tous deux voulaient que je m’en tienne à mes extrapolations classiques. Alors je leur ai expliqué comment je voyais. Je n’ai pas parlé de vous bien sûr. J’ai simplement dit que j’étais capable de voir, que cela m’avait fourni les renseignements au sujet de Plaquemine et de Soudakis, Mardokian m’a tout fait répéter à Quinn, et Quinn a estimé qu’il était trop dangereux de garder un fou près de lui. Quand même, il a pris des gants : je suis en congé jusqu’au 30 juin et la municipalité ne cessera de me payer qu’à cette date.

— Je comprends, dit Carvajal.

Il ne semblait pas inquiet outre mesure, et pas davantage apitoyé.

— Vous saviez fort bien qu’il en serait ainsi !

— Moi ?

— Forcément ! N’essayez pas de m’abuser, Carvajal. Oui ou non, saviez-vous que je serais mis à la porte par le maire si je lui racontais que Soudakis démissionnera en janvier ?

Pas de réponse.

— Le saviez-vous ?

Cette fois, je hurlais.

— Oui, je le savais, convint Carvajal.

— Vous le saviez. Bien sûr que vous le saviez ! Vous savez tout. Mais vous ne m’auriez pas prévenu, hein ?

— Vous ne me le demandiez pas, objecta Carvajal d’un ton candide.

— Je n’ai pas pensé à vous le demander, d’accord. Je ne l’ai pas fait, Dieu sait pourquoi. Tout de même, vous ne pouviez pas m’avertir ? Vous ne pouviez pas me dire : « Mesurez vos paroles, vous êtes en plus mauvaise posture que vous ne l’imaginez, vous serez saqué si vous ne faites pas très attention » ?

— Comment songez-vous à me poser cette question quand la partie est jouée, Lew ?

— Vous acceptiez de rester inactif, de me laisser briser ma carrière ?

— Essayez de bien réfléchir. Je savais que vous seriez renvoyé, oui. Tout comme je sais que Soudakis démissionnera. Mais que pouvais-je contre cela ? Pour moi, votre renvoi était chose faite. Il n’était plus possible d’y rien changer.