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— Je n’ai jamais été une menace pour Quinn.

— Il voit les choses différemment.

— Il a tort. En premier lieu, le futur n’a pas été pour moi un livre ouvert pendant tout le temps que j’ai travaillé avec lui. J’ai opéré en utilisant des procédés stochastiques jusqu’à une date récente, jusqu’au jour où je me suis mis sous la coupe de Carvajal. Tu le sais bien.

— Mais Quinn l’ignore.

— Et après ? S’il se croit menacé par moi, c’est absurde. Écoute, Bob : mes sentiments envers Quinn ont toujours été un mélange de crainte, d’admiration, de respect et… eh bien, oui, d’amour. De l’amour. Même encore à présent. Je le tiens pour un très grand bonhomme, pour un chef politique de valeur. Je veux le voir président, et si je regrette qu’il ait un peu trop paniqué à mon sujet, je ne lui en garde pas rancune le moins du monde. Je me mets à sa place, je conçois qu’il lui ait paru nécessaire de me remercier. N’importe Comment, mon seul désir reste de faire tout ce que je pourrai en sa faveur.

— Il ne te rappellera pas, Lew.

— Okay. J’accepte la condamnation. Mais j’ai encore un moyen de travailler pour lui sans qu’il le sache.

— Quel moyen ?

— Par ton entremise. Je puis te fournir des suggestions, et tu les présentes à Quinn comme si elles venaient de toi.

— Si je vais le trouver avec le genre de choses que tu lui apportais, il se débarrassera de moi aussi vite qu’il t’a liquidé. Et peut-être plus vite encore.

— Il ne s’agira pas des mêmes, Bob. En premier lieu, je sais maintenant ce qu’il est trop risqué de lui proposer. Deuxièmement, je n’ai plus ma source d’information. J’ai rompu avec Carvajal. Il ne m’avait pas prévenu que je serais balancé, tu te rends compte ? Il me parlait du proche avenir de Soudakis, mais non du mien. Je crois qu’il voulait à toute force me faire renvoyer par Quinn. Ce Carvajal ne m’a valu que des déboires, et je n’irai certes plus lui en redemander. Mais j’ai toujours mon intuition à offrir, mes facultés stochastiques. Je peux analyser les tendances, généraliser la stratégie, relayer sur toi mes aperçus. Hein ? Qu’en penses-tu ? Nous ferons en sorte que ni Quinn ni Mardokian ne puissent flairer notre collaboration. Tu ne peux pas me laisser dans la poubelle, Bob. Pas tant qu’il y a du travail à faire en faveur de Quinn. Alors ?

— On pourrait essayer, opina Lombroso d’un ton circonspect… Oui, disons qu’on tente un coup d’essai. D’accord. Je me ferai ton porte-parole, Lew. À condition toutefois que tu me laisses libre de décider ce qu’il faut transmettre à Quinn et ce qu’il est préférable d’écarter. C’est moi qui ai la tête sur le billot à présent, n’oublie pas.

— Bien entendu, acquiesçai-je.

Puisque je ne pouvais plus servir Quinn directement, je pouvais encore y arriver par procuration. Pour la première fois depuis mon renvoi, je me sentis revigoré, plein d’espoir. La neige elle-même fit trêve ce soir-là.

37

Hélas ! Le système « par procuration » ne marcha point. Nous essayâmes et ce fut un fiasco total. J’inventoriai consciencieusement tous les quotidiens, récapitulai tous les faits actuels (car une semaine sans relations extérieures avait suffi à me faire perdre le fil de dix ou douze schémas principaux), puis j’entrepris le périlleux voyage polaire consistant à traverser New York pour gagner les locaux de la firme Lew Nichols. Firme qui fonctionnait toujours, quoique au ralenti et par à-coups. De mes machines je soutirai plusieurs extrapolations. J’adressai les résultats à Lombroso sous pli cacheté, préférant ne pas trop me fier au téléphone. Ce que je lui confiais n’avait rien d’insolite : simplement deux ou trois suggestions banales touchant la politique du travail. Dans les jours qui suivirent, je mis au point quelques idées de la même mouture. Enfin, Lombroso me téléphona.

— Tu ferais aussi bien d’arrêter. Mardokian nous barre le chemin.

— Que s’est-il passé ?

— J’ai transmis la camelote pièce par pièce, comme tu t’en doutes. Et puis, hier soir, je dînais avec Mardokian. Nous arrivions au dessert, quand il me demanda si toi et moi étions toujours en rapports.

— Tu lui as craché le morceau ?

— J’ai essayé de rester bouche cousue, soupira Lombroso. Mais Haig est fin comme l’ambre, tu ne l’ignores pas. Il m’a percé à jour. Il m’a dit textuellement : « Tu tiens ces renseignements de Lew, n’est-ce pas ? » J’ai haussé les épaules, ça l’a fait rire et il a ajouté : « Je sais qu’ils te viennent de Lew. On y reconnaît tout de suite son style. » Je n’ai rien admis. Haig m’a alors conseillé gentiment de rompre avec toi, de ne pas nuire à ma position près de Quinn pour le cas où notre homme viendrait à flairer le pot-aux-roses.

— Donc, Quinn ne se doute encore de rien ?

— Apparemment non. Et Mardokian ne songe nullement à le renseigner. Mais nous ne pouvons accepter le risque. Si Quinn se méfie un jour de moi, je serai flambé. Il pique des crises paranoïaques chaque fois qu’on prononce le nom de Lew Nichols en sa présence.

— À ce point ?

— À ce point, oui.

— Autrement dit, il me considère maintenant comme un ennemi.

— J’en ai bien peur. Je suis désolé, Lew.

— Et moi donc, exhalai-je.

— Je ne te téléphonerai plus. Si tu as besoin de me joindre, passe un coup de fil à mon bureau de Wall Street.

— Okay. Je ne veux pas t’attirer de difficultés, Bob.

— Je suis désolé, répéta-t-il.

— Okay.

— Si je puis faire quoi que ce soit en ta…

— Okay, Okay, Okay.

38

L’avant-veille de Noël, il y eut une tourmente terrible, un blizzard infect aux sifflements reptiliens – bourrasques furieuses, température subarctique et chute abondante de neige sèche et dure qui s’amassait en une croûte rugueuse. Le genre d’ouragan qui aurait donné la chair de poule à un fermier du Minnesota et fait pleurer un Groenlandais. Toute la journée, mes fenêtres frémirent dans leurs cadres vénérables tandis que des volées de flocons lancées par l’aquilon les frappaient comme des poignées de cailloux, et je connaissais le même frisson, pensant que nous avions encore toute la misère de janvier et de février en perspective, la neige n’étant d’ailleurs pas non plus chose impossible en mars. Je me couchai tôt et me réveillai de très bonne heure, transporté dans un matin qu’illuminait un soleil radieux. Ce froid et ce ciel bleu sont fréquents après les fortes chutes de neige, car c’est alors que l’air sec arrive, et pourtant, la limpidité de la lumière avait quelque chose d’étrange : ce n’était pas l’éclairage jaunâtre, la réverbération brutale d’un temps de décembre, mais plutôt l’éclat caressant et doré de la saison des nids. Ayant branché la radio, j’entendis le speaker parler d’un changement sensationnel modifiant les conditions météorologiques. Il semblait qu’une masse d’air chaud vagabonde en provenance des Carolines s’était déplacée vers le nord, et que le thermomètre atteignait un chiffre insolite correspondant à une douceur de mi-avril.