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Et avril resta chez nous. Jour après jour, cette clémence hors saison réchauffait New York engourdi par l’hiver. Naturellement, il y eut d’abord une vaste pagaïe quand les énormes monceaux de neige se mirent à fondre et à former des torrents dans les égouts. Mais au milieu de la semaine, toute la fange était balayée, et Manhattan luisant de propreté offrit un aspect récuré parfaitement inhabituel. Lilas et forsythias ouvraient leurs bourgeons trois mois avant la date normale. Une vague de douce folie transfigura la ville : manteaux et pelisses disparurent, les rues étaient bondées de promeneurs en tuniques légères et en pourpoints, des foules de baigneurs nus ou à moitié nus se vautraient sur l’herbe ensoleillée de Central Park, toutes les places publiques faisaient leur plein de musiciens, de petits marchands et de danseurs. Cette atmosphère de kermesse folle s’intensifia à mesure que la vieille année tirait lentement vers sa fin et que la surprenante chaleur continuait. En effet, c’était l’an 1999, une année, mais bien davantage : un millénaire qui s’achevait (certains fâcheux répétant que le XXIe siècle et le IIIe millénaire ne s’ouvriraient pas vraiment avant le 1er janvier 2001, passaient pour des pédants et des rabat-joie). Une telle venue d’avril en décembre mettait chacun hors de soi. La clémence imprévue du temps suivant a si peu d’intervalle un froid d’une rigueur non moins insolite, la mystérieuse ardeur du soleil très bas dans le sud, la tiédeur exceptionnelle de l’air, tout cela donnait à cette période un fantastique parfum d’apocalypse, au point que tout semblait désormais possible pour le meilleur et pour le pire, qu’on n’eût pas été surpris de voir d’étranges comètes filer dans la nuit ou de formidables télescopages parmi les constellations, phénomène analogue, j’imagine, à celui que connut Rome juste avant l’arrivée des Goths, ou Paris à la veille de la Terreur. Semaine joyeuse, mais troublante, inquiétante pour quelque raison mal définie. Nous goûtions une tiédeur miraculeuse, mais nous la considérions également comme un intersigne, un présage néfaste annonçant un grand affrontement ultérieur. Quand approcha le dernier jour de décembre, il y eut une saute très nette dans la nervosité générale. Ce que nous éprouvions, c’était l’entrain forcé de funambules évoluant au-dessus d’un gouffre vertigineux. Certains prenaient un malin plaisir à manifester leur pessimisme, à soutenir que la veille du Nouvel An serait assombrie par une nouvelle chute de neige, malgré les dires de l’office national météorologique prévoyant un beau temps prolongé. Mais la journée fut claire et très douce, comme l’avaient été les autres. À midi, c’était déjà le 31 décembre le plus chaud qu’on eût enregistré depuis que les archives de New York fonctionnaient, et le thermomètre continuait à grimper, si bien que nous passâmes d’un pseudo-avril à une extraordinaire imitation de juin.

Durant tout ce temps je n’avais pas rompu ma solitude, isolé dans mes lugubres pensées contradictoires et aussi, je suppose, dans l’apitoiement que je ressentais pour moi-même. Je ne revis personne – ni Lombroso, ni Mardokian, ni Sundara, ni Carvajal, ni aucun des divers acteurs qui peuplaient mon ancienne existence. Certes, je sortais chaque jour, j’errais sans but à travers les rues (aurais-je pu faire grise mine à un tel soleil ?), mais je n’adressais la parole à personne, j’ôtais toute envie aux promeneurs de m’importuner. Je rentrais avant la nuit, irrémédiablement seul. Je lisais un peu, j’écoutais de la musique que je n’écoutais pas vraiment, puis j’allais me coucher. Ce cloîtrage m’enlevait toute grâce stochastique : je me maintenais entièrement dans le présent, comme un animal n’ayant pas la moindre notion de ce qui arrivera l’instant d’après. Plus d’idées, plus rien du vieux sens des schémas qui prenaient forme et s’articulaient.

La veille du Nouvel An, j’éprouvais quand même le besoin de sortir. Me barricader chez moi par une nuit comme celle-là m’eût été intolérable, car, à propos de veille, mon trente-quatrième anniversaire tombait le lendemain. J’envisageai un instant de téléphoner à quelques amis – mais non, la corde sociale ne vibrait plus en moi. Je me glisserais inconnu et solitaire par les petites rues de Manhattan, tel jadis le calife Haroun al-Rachid dans Bagdad. Mais je choisis mon plus beau costume ceintré de gandin, vêtement d’été rouge et or à reflets brillants, peignai ma barbe, me rasai le crâne et partis gaiement voir notre vingtième siècle descendre au tombeau.

L’obscurité était venue dès la fin de l’après-midi (nous nous trouvions en plein hiver, malgré tout ce qu’affirmait le thermomètre), et les lumières de New York brillaient. Bien qu’il fût à peine 7 heures, les réjouissances allaient manifestement débuter sans tarder : je perçus des chants, des rires éloignés, des échos de psalmodies et de cantiques, un fracas assourdi de verre brisé. Je dînai dans un petit restaurant automatique de la Troisième Avenue, puis je continuai au hasard en direction du sud-ouest. Après une heure de marche, plus ou moins, je vis que j’arriverais bientôt à Times Square.

D’ordinaire, on ne flâne pas avec une telle insouciance dans Manhattan. Mais cette nuit-là, les rues étaient peuplées et animées comme en plein jour. Piétons partout, rires partout, regards fixés sur les étalages, gestes exubérants pour héler des inconnus ou se bousculer joyeusement. Je me sentais en sécurité. Était-ce bien New York, la cité des visages fermés et des yeux sournois, la cité des poignards qui luisent dans les rues sombres ? New York, oui ! Mais un New York métamorphosé, un New York de millénaire, un New York vivant une nuit de saturnales portées au paroxysme.

Des saturnales, certes, on pouvait employer le mot. Une orgie démentielle, une débauche d’ardeurs extatiques. Tous les stupéfiants de la pharmacopée psychédélique vous étaient proposés à chaque carrefour, et les affaires semblaient florissantes. Plus un piéton ne marchait droit. Des sirènes mugirent quand la liesse atteignit une gamme supérieure. Je n’usai point de drogues pour ma part, excepté celle de nos aïeux, l’alcool, dont je m’abreuvai copieusement, une bière ici, un cognac exécrable ailleurs, un verre de tequila, un rhum, un Martini, et même du sherry qui était un vrai velours. La tête me tournait un peu, mais je n’étais point ivre. Je gardais tant bien que mal une démarche ferme, des idées plus ou moins cohérentes, et mon cerveau fonctionnait avec ce qui semblait sa lucidité coutumière – observant et enregistrant tout.

De minute en minute, il y avait un accroissement manifeste de cette folie générale. Dans les cafés, l’exhibitionnisme était encore rare à 9 heures, mais à la demie, des corps nus et suants évoluaient un peu partout, seins ballottants, fesses trémoussantes, couples, quadrilles, rondes ou farandoles. La demie sonna avant que j’aie vu personne se faire tringler sur le trottoir, mais à 10 heures, la fornication en pleine rue battait son plein. Un flux de violence sous-jacente avait été là toute la soirée – vitres et fenêtres cassées, lampadaires brisés à coups de pierres – et il creva en surface vers 10 heures. L’on assista à des pugilats, certains amicaux, d’autres meurtriers. Au coin de la 57e Rue et de la Cinquième Avenue se déroulait une rixe collective, hommes et femmes s’assommant à coups de matraque avec une fureur que paraissait mener le pur hasard. Ailleurs des automobilistes s’injuriaient, et je crus voir quelques conducteurs télescoper volontairement d’autres véhicules pour le simple plaisir de détruire. Y eut-il des meurtres ? C’est certain. Des viols ? Innombrables. Des mutilations ? Sans nul doute.

Et la police, direz-vous ? De temps en temps, je repérais des agents. Les uns faisaient tout leur possible pour contenir le désordre, d’autres renonçaient et se joignaient à l’orgie. Des gardiens de la paix aux joues cramoisies, aux yeux brillants, jouaient allègrement des coudes pour entrer dans les bagarres et les porter par leur présence au niveau d’une guerre sans merci. Des représentants de la loi achetaient la bonne dose de stupéfiant aux marchands ambulants, tombaient veste et chemise, cherchaient et pourchassaient les filles nues dans les bars ou brisaient les vitres des voitures en poussant des cris rauques. La vague de démence était contagieuse. Après une semaine d’un crescendo apocalyptique, une semaine de suspense grotesque, personne ne pouvait plus se cramponner solidement à des idées saines.