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J’attendis quatre ou cinq jours, pendant que New York reprenait peu à peu figure humaine. Puis j’appelai Bob Lombroso à son bureau de Wall Street. Il était absent, bien sûr. Je donnai des instructions à la machine parlante pour qu’il me téléphone le plus tôt possible. Tous les officiels de la ville conféraient avec le maire et l’on pouvait pratiquement augurer que la séance serait d’une durée indéterminée. Dans chaque circonscription, les sinistres laissaient des milliers de sans-abri, les hôpitaux regorgeaient de victimes de mauvais coups et de chauffards en délire, des plaintes portées contre les édiles, principalement pour n’avoir pu assurer un service d’ordre efficace, se chiffraient déjà par millions, et le nombre des doléances augmentait d’heure en heure. Et il fallait considérer le tort causé à New York dans l’esprit du public. Depuis son entrée en fonctions, Quinn s’attachait à restaurer le prestige dont jouissait notre ville vers les années 50, cette renommée qui en faisait la métropole la plus attirante, la plus stimulante de l’Union, la vraie capitale à l’échelle mondiale, le centre de tous les intérêts, l’agglomération qui stupéfiait ses visiteurs, mais que ceux-ci pouvaient parcourir sans le moindre risque. Tout cela détruit après une seule nuit d’orgie beaucoup plus conforme à l’image stéréotypée que l’on gardait du grand New York de l’Atlantique au Pacifique : celle d’une jungle où sévissaient la brute, le fou, le fauve et leur crasse. C’est dire que je restai sans nouvelles de Lombroso jusqu’au 15 janvier, date à laquelle le calme se trouva plus ou moins rétabli. Quand il me téléphona, j’avais perdu l’espoir qu’il donnerait signe de vie.

Il m’apprit ce que l’on décidait en haut lieu : le maire préparait une fournée de mesures autoritaires, presque gottfriediennes, pour maintenir l’ordre public. L’épuration de la police allait être accélérée, la vente des stupéfiants limitée aussi sévèrement qu’elle l’était avant les lois plus souples de 1980, et un système de sommation unique serait appliqué d’ici quelques jours pour disperser les rassemblements groupant plus de vingt personnes. Et cetera, et cetera. Tout cela me parut injustifié, hors de proportion. C’était une attitude brutale adoptée sous le coup de l’affolement, en riposte à un fait isolé, exceptionnel. Mais comme mon avis ne trouvait plus d’audience favorable, je gardai cette opinion pour moi.

— Et Soudakis ? demandai-je.

— Fini. Il n’existe plus. Quinn a commencé par refuser sa démission. Il a passé trois jours à essayer de le faire changer d’avis, mais Soudakis s’estimait discrédité à New York pour le beau gâchis qu’ont laissé commettre ses hommes l’autre nuit. Il a accepté un poste dans une bourgade de Pennsylvanie. Il y est déjà.

— Non, je ne pensais pas à ça. Je voulais dire : est-ce que le bien-fondé de ma prédiction concernant Soudakis a eu un effet sur l’attitude de Quinn à mon égard ?

— Oui.

— Il s’interroge ?

— Il pense que tu es un sorcier… que tu as peut-être vendu ton âme au diable. Textuel, Lew, textuel ! Sous son brillant vernis, il y a toujours le catholique irlandais, n’oublie pas. En période de crise, ses croyances refont surface. À l’Hôtel de Ville, mon pauvre ami, tu passes maintenant pour l’Antéchrist.

— Est-il devenu fou au point de ne pas admettre qu’un conseiller lui serait utile… quelqu’un qui l’avertirait de certaines choses, comme le départ de Soudakis ?

— C’est sans espoir. Ne compte plus travailler pour Quinn. Raye cela de tes papiers. Ne pense plus à lui, ne lui écris pas, n’essaie pas de lui téléphoner, ne te trouve jamais sur son chemin, de près ou de loin. Tu ferais peut-être même aussi bien de songer à quitter New York.

— Seigneur ! Et pourquoi ?

— C’est dans ton intérêt que je le dis.

— Où veux-tu en venir, Bob ? Essaies-tu de me faire comprendre que je risquerais quelque chose de la part de Quinn ?

— Je n’essaie rien du tout.

Au son de sa voix, je sentais que Lombroso se troublait.

— Tu auras beau dire, je ne bougerai pas d’ici. Je me refuse à imaginer que Quinn ait peur de moi comme tu le penses, et je ne croirai jamais qu’il décide d’agir contre ma personne. C’est impossible. Je connais l’homme. J’ai été pratiquement son alter ego pendant quatre ans. Je…

Lombroso m’interrompit.

— Excuse-moi, Lew, mais il faut que je rende la ligne. Tu n’as pas idée de la somme de travail qui nous écrase en ce moment.

— Bien sûr. Merci de m’avoir répondu.

— Une chose encore, Lew…

— Oui ?

— Il serait peut-être bon que tu ne me téléphones plus. Pas même à mon bureau de Wall Street. Sauf en cas de force majeure, évidemment. Ma position vis-à-vis de Quinn est assez délicate depuis que tu as essayé d’agir par mon entremise, et maintenant… maintenant, tu dois comprendre, n’est-ce pas ? Je suis certain que tu comprendras.

40

J’ai compris. J’ai évité à Lombroso le danger d’autres appels venant de Lew Nichols. Onze mois se sont écoulés depuis le jour où nous avons eu cet entretien, onze mois au cours desquels je ne lui ai plus parlé. Non : plus un mot à Bob, qui fut mon meilleur ami dans l’administration de Paul Quinn. Pas plus que je n’ai eu de rapports, directs ou lointains, avec Quinn lui-même.

41

Fin février, les visions ont commencé. J’en avais eu l’annonce une première fois le long du sentier des falaises, à Big Sur, et une deuxième fois dans Times Square, la veille du Nouvel An. Mais maintenant elles devenaient chose normale, elles faisaient partie de ma vie quotidienne, de mes habitudes. Nul ne peut percer l’épais voile noir de l’incertain, a dit le poète, Car il n’y a nulle lueur derrière le rideau. Oh ! si, la lueur brille ! Elle est bien là, cette lueur, cette lumière. C’est elle qui a éclairé mes sombres journées d’hiver. Au début, les visions ne me venaient guère plus d’une fois toutes les vingt-quatre heures, et sans que je les appelle, à la manière de crises d’épilepsie, généralement en fin d’après-midi ou au milieu de la nuit, et elles me signalaient leur arrivée par une légère impression de fourmillement à la nuque, un picotement qui ne voulait pas cesser. Mais je découvris bientôt le mécanisme permettant de les provoquer, et j’ai pu les solliciter à mon gré. Même à ce premier stade, j’étais tout au plus capable de voir une fois par jour, car il me fallait un long intervalle de repos après coup. En quelques semaines, pourtant, j’ai pu me plonger dans l’état de voyance plus fréquemment – deux ou trois fois toutes les vingt-quatre heures – comme si le don était un muscle qui se développait à force d’exercices répétés. En fin de compte, l’intervalle de repos fut réduit au minimum. Actuellement, je peux me brancher sur l’avenir toutes les quinze minutes. Certain jour, dans la première quinzaine de mars, j’ai mis ma faculté à l’épreuve, me branchant, me débranchant, me branchant, me débranchant, et cela plusieurs heures d’affilée. Je me suis fatigué, sans amoindrir l’intensité de ce que je voyais.