L’homme brandit un gourdin au-dessus de ma tête et l’abat avec une force terrible.
Sundara et moi contemplons le crépuscule qui noie peu à peu l’océan. Devant nous étincellent les lumières de Santa Monica. Craintivement, timidement, je pose ma main sur la sienne. Au même instant, je ressens comme un coup de poignard dans la poitrine, je me plie en deux, je m’écroule, je bats l’air de mes jambes, je renverse la table, je frappe le tapis à coups de poings, je lutte pour me cramponner à l’existence. Il y a un goût de sang dans ma bouche. Je me bats pour vivre, et je suis vaincu.
J’ai grimpé sur un parapet qui domine Brooklyn d’une hauteur de quatre-vingts étages. En un mouvement preste et délié, je me lance dans la brise légère du printemps. Je plane, j’effectue avec mes bras les gestes gracieux d’un nageur, je plonge paisiblement en direction du trottoir.
— Attention ! s’écrie une femme tout près de moi. Il tient une bombe !
La houle est forte aujourd’hui. Les vagues s’élèvent et se brisent, s’élèvent et se brisent sans répit. Pourtant, je m’écarte du rivage, je m’ouvre un chemin à travers les rouleaux, je nage avec une vigueur démentielle en direction de l’horizon, fendant l’océan hostile comme si je cherchais à battre un record d’endurance, nageant plus loin, toujours plus loin, malgré mes tempes qui cognent, malgré le sang qui bat dans ma gorge. La mer devient de plus en plus mauvaise, elle se gonfle et se soulève, même à l’endroit où je suis maintenant, même aussi loin du rivage. Une vague me frappe de plein fouet, je m’enfonce, je coule, j’étouffe, je bataille pour refaire surface, j’aspire l’air, une autre vague me gifle, et une autre, et une autre…
— C’est lui ! glapit quelqu’un.
Je me vois de nouveau dans cet avion géant. Nous tombons à la verticale en direction de l’île artificielle.
— Attention ! s’écrie une femme tout près de moi.
Les soldats parcourent les rues en colonnes menaçantes. Ils font halte devant l’immeuble que j’habite.
La houle est forte aujourd’hui. Les vagues s’élèvent et se brisent s’élèvent et se brisent sans répit. Pourtant, je m’écarte du rivage, je m’ouvre un chemin à travers les rouleaux, je nage avec une vigueur démentielle en direction de l’horizon.
— C’est lui ! glapit quelqu’un.
Sundara et moi contemplons le crépuscule qui noie peu à peu l’océan. Devant nous étincellent les lumières de Santa Monica.
J’ai grimpé sur un parapet qui domine Broadway d’une hauteur de quatre-vingts étages. En un mouvement preste et délié, je me lance dans la brise légère du printemps.
— C’est lui ! glapit quelqu’un.
Et voilà. La mort, encore et toujours, la mort qui se présente à moi sous ses formes les plus diverses. Les mêmes scènes qui reviennent, qui ne changent jamais, qui se contredisent, s’annulent les unes les autres. Laquelle de ces visions est la vraie ? Que penser de ce vieil homme qui s’éteint paisiblement dans son lit d’hôpital ? Que dois-je croire ? La tête me tourne devant un trop grand nombre de données, je chancelle en proie à une fièvre schizophrénique, je vois plus que je n’en puis saisir, je ne fixe rien, et, constamment, mon cerveau dont chaque cellule palpite m’inonde de scènes et d’images. Je craque. Je me tasse sur le sol, près du lit, j’attends que de nouvelles visions contradictoires s’emparent de moi. Comment vais-je périr, la prochaine fois ? Je suis à la torture. D’une épidémie de botulisme ? D’un coup de couteau dans une rue sombre ? Que signifie tout cela ? Que m’arrive-t-il ? Il faut qu’on m’aide. À bout de ressources, terrifié, je cours trouver Carvajal.
43
Cela faisait des mois que je ne l’avais revu, six exactement, de novembre à cette fin d’avril, et des changements manifestes s’étaient produits en lui. Il paraissait plus menu, plus frêle, presque réduit à la taille d’une poupée, tout superflu enlevé, sa peau tendue et plaquée aux pommettes, son teint d’un jaune délavé, comme s’il se métamorphosait en un de ces très vieux Japonais, de ces petits bonshommes vêtus de bleu que l’on peut voir parfois, assis patiemment près des téléscripteurs dans les officines d’agents de change. Il y avait d’ailleurs maintenant chez lui un calme oriental inhabituel, une étrange sérénité bouddhique qui semblait signifier qu’il atteignait un lieu à l’abri des orages, une paix dont l’effet, heureusement, était contagieux : à peine fus-je arrivé, plein de panique et de désarroi, je sentis l’oppression me quitter. Toujours courtois, il me fit asseoir dans son lugubre salon et m’offrit le traditionnel verre d’eau.
Il attendit que je parle.
Par où commencer ? Que lui dire ? Je choisis de sauter complètement notre dernier entretien, de ne faire aucune allusion à ma colère, à mes griefs, à la façon dont je l’avais renié.
— J’ai pu voir, marmottai-je.
— Oui ? (Un oui inquisiteur, sans surprise, légèrement ennuyé.)
— Des choses troublantes.
— Ah ?
Il m’observait avec indifférence, attendant, attendant simplement. Comme il était calme ! Et quelle réserve ! On eût dit un visage taillé dans l’ivoire – un bel ivoire ancien, patiné, immobile.
— Des scènes ébouriffantes. Mélodramatiques, chaotiques, contradictoires. Je ne sais quelle est la part de clairvoyance et celle de schizophrénie.
— Contradictoires, dites-vous ? articula Carvajal.
— À certains moments, oui. Je n’ose me fier à ce que je vois.
— Quelles sortes de visions ?
— Eh bien, Quinn, par exemple. Il revient presque quotidiennement. Des images de Quinn sous l’aspect d’un tyran, d’un dictateur, d’une espèce de monstre qui plie la nation à ses volontés, bien moins un Président des États-Unis qu’un Generalissimo. Son visage est omniprésent dans l’avenir. Quinn ici, Quinn là, tout le monde parie de lui, tout le monde tremble devant lui. Ça ne peut pas être vrai.
— Tout ce que vous voyez est vrai.
— Non. Ce Quinn-là n’est pas le vrai. C’est un fantasme de la paranoïa. Je connais Paul Quinn.
— Vraiment ? insista Carvajal, et sa voix m’arrivait d’une distance de cinquante mille années-lumière.
— Écoutez-moi. Je m’étais consacré à cet homme. Pour employer le terme exact, je l’ai aimé. Comme j’aimais tout ce qu’il symbolisait à mes yeux. Pourquoi donc ces visions d’un Quinn dictateur ? Pourquoi en suis-je venu à avoir peur de lui ? Il n’est pas ce genre d’individu. Je le sais.
— Tout ce que vous voyez est vrai, répéta Carvajal.
— Alors, il y aurait bientôt une dictature Quinn dans notre pays ?
Carvajal haussa les épaules.
— Peut-être. Ou très probablement. Comment le saurais-je ?
— Et moi ? Comment puis-je croire ce que je vois ?
Carvajal sourit et leva la main, paume tournée dans ma direction.
— Il faut croire, m’exhorta-t-il d’un ton las qui imitait celui de quelque vieux prêtre mexicain adjurant un jeune fidèle inquiet de se fier à la bienveillance des anges et à la charité de la Vierge. Bannissez le doute. Croyez.
— Je ne peux pas. Il y a trop de contradictions. (Je secouai la tête avec emportement.) Et ce n’est pas qu’au sujet de Quinn. J’ai vu aussi ma propre mort.
— Oui. Il fallait s’y attendre.