Les terreurs, les traumas de New York semblaient honteusement lointains quand nous restâmes un instant près de notre longue fenêtre à la transparence cristalline, si proches l’un de l’autre, nos regards fixés dans cette nuit d’hiver où brillait la lune, ne voyant plus rien que notre double image reflétée – celle d’un homme aux cheveux blonds et celle d’une mince femme bronzée, dressés côte à côte, toujours côte à côte, unis contre les ténèbres.
En fait, ni Sundara ni moi ne trouvions la vie new-yorkaise vraiment insupportable. Membres d’une minorité de familles riches, nous restions isolés de presque toutes les démences quotidiennes – bien à l’abri dans notre appartement double situé sur une hauteur et qui offrait un maximum de sécurité, protégés derrière écrans et filtres brouilleurs quand nous prenions la capsule des banlieusards pour gagner Manhattan, sans oublier les dispositifs du même genre qui nous défendaient dans nos bureaux. Toutes les fois que nous désirions marcher, voir de nos propres yeux la triste réalité urbaine sans fards, nous le pouvions – sinon, les servocircuits faisaient bonne garde autour de nous.
Nous nous passions et repassions la cigarette, laissant nos doigts frôler nos doigts à chaque changement. Elle me semblait alors la perfection sur terre, Sundara, mon épouse, mon aimée, la moitié de mon être, pleine d’esprit et de grâce, exotique et mystérieuse. Front haut, chevelure bleu-noir, visage de pleine lune, mais une lune estompée, sculptée par l’ombre. Splendeur personnifiée, femme-lotus des soutras, peau veloutée, si tendre chair, yeux beaux comme ceux d’une biche confiante, bien dessinés et rouges aux coins des orbites, seins fermes, pleins et cambrés, cou racé, nez droit, yoni à l’image du bouton de lotus éclos, voix basse et musicale comme le chant de l’oiseau kokila… Sundara, ma récompense, mon aimée, ma compagne, mon épouse venue d’autres cieux. Douze heures plus tard je devais prendre un chemin qui allait me la faire perdre, et c’est peut-être pour cette raison que je l’admirais avec une telle ferveur, ce soir-là où tombait la première neige. Peut-être… et pourtant, je ne prévoyais rien de ce qui allait arriver – rien, je ne savais rien. Mais j’aurais dû savoir.
Portés par la drogue à la limite du délire, nous nous laissâmes tomber sur le sofa de cuir rugueux qui faisait face à notre grande fenêtre. La lune était en son plein, phare blanc de givre éclaboussant la ville d’une lumière aussi pure que la glace. À l’extérieur, les flocons scintillaient merveilleusement au gré des tourbillons brassés par le vent. Notre panorama était celui offert par les tours de Brooklyn-Centre, immédiatement après le port. Plus loin, c’était le Brooklyn exotique, Brooklyn dans ce qu’il y a de plus sombre, le Brooklyn armé de crocs et de griffes. Que perpétrait-on là-bas, dans cette jungle de rues basses et sordides, derrière la façade brillante du front de mer qui alignait ses gratte-ciel ? Quelles mutilations, quels gestes d’étrangleurs, quelles fusillades, quels butins, quels biens volés ? Alors que nous nichions nos têtes étourdies de marijuana dans une douce chaleur intime, les moins privilégiés subissaient le vrai New York dans ce quartier lugubre. Maraudeurs de sept ou huit ans bravant la neige drue pour harceler quelque veuve misérable remontant Flatbush Avenue ; gosses armés de chalumeaux, dont le grand plaisir était de couper les barres des cages au Zoo de Prospect Park ; bandes rivales de prostituées à peine pubères, nues aux trois quarts sous des diadèmes d’aluminium, et qui tenaient leur sabbat du vice sur Grand Army Plaza. À ta santé, bon vieux New York ! À ta santé, Monsieur le Maire DiLaurenzio, toi qu’on n’attendait pas, chef indulgent et optimiste ! Et à ta santé, Sundara mon amour ! Voilà encore le vrai New York, cette jeunesse dorée bien en sécurité dans ses hautes tours – créateurs, inventeurs, ingénieurs, favoris des dieux. Si nous n’étions point présents, cet endroit ne serait pas New York, mais rien qu’un vaste campement haineux de pauvres hères inadaptés, fous de souffrance, Victimes du Moloch urbain. Tueurs et sueurs ne suffisent pas à créer une Mégalopolis. Il y faut également la splendeur et, pour le meilleur comme pour le pire, Sundara et moi en faisions partie.
Zeus lançait à poignées un grésil crépitant contre notre fenêtre inexpugnable. Nous ne fîmes qu’en rire. Mes mains glissèrent sur les petits seins sans défaut de Sundara, sur leurs pointes durcies. Avec mon orteil je pressai le bouton du magnétophone et, des haut-parleurs, nous arriva sa voix chaude, mélodieuse. Un passage enregistré du Kamasoutra : « Chapitre Sept. Les différents moyens pour solliciter une femme, et les sons correspondants. Les rapports sexuels peuvent se comparer à une querelle d’amants, en raison des petits chagrins que l’amour a vite fait de causer, et de la tendance, chez deux êtres passionnés, à transformer promptement l’amour en colère. Dans l’intensité de la passion, on sollicite souvent l’aimée sur son corps, et les parties du corps où il faut porter ces coups sont : les épaules… la tête… l’espace entre les seins… l’échine… le jaghna… les flancs. Il existe également quatre façons de solliciter la femme aimée : avec le dos de la main… avec les doigts légèrement raidis… avec le poing… avec la paume. Ces coups sont pénibles, et la personne sollicitée pousse souvent un cri de douleur. Il y a huit sons de souffrance voluptueuse qui correspondent aux différentes catégories de coups : hinn… phoutt… phatt… soutt… platt… »
Et tandis que j’effleurais sa chair, que sa chair caressait la mienne, elle souriait et chuchotait à l’unisson de sa propre voix enregistrée : « Hinn… phoutt… soutt… platt… »
8
Le lendemain matin, j’étais à mon bureau pour 8 heures et demie, et Haig Mardokian téléphona à 9 heures précises.
— Prends-tu vraiment cinquante dollars l’heure ? demanda-t-il.
— J’essaie toujours.
— J’aurais pour toi un travail intéressant, mais la personne ne peut aller jusqu’à cinquante.
— Qui est-ce ? Et en quoi consiste le travail ?
— Paul Quinn. Il lui faut quelqu’un pour analyser ses éléments d’information, et un conseiller stratégique.
— Quinn se porte candidat à la mairie ?
— Il pense qu’il lui sera facile de balayer DiLaurenzio lors de la réunion primaire, et les républicains n’ont personne. Le moment est donc bien choisi pour agir.
— Sans aucun doute, dis-je. Et le travail ? Plein temps ?
— Très partiel l’année prochaine – mais complet ensuite, d’octobre 96 jusqu’au jour de l’élection en 97. Peux-tu annuler tes engagements à long terme pour être avec nous ?
— Ce n’est plus un simple travail de conseiller, Haig : ça signifie faire de la politique.
— Et alors ?
— Quel besoin aurais-je de m’en mêler ?
— Mon vieux, personne n’a jamais besoin de rien, sinon d’un peu de pain et d’eau de temps à autre. Le reste est question de préférence.