— Je déteste tout ce qui est politique, Haig, et surtout la politique locale. J’en ai assez vu comme ça, rien qu’avec mes conjectures pour le secteur privé. On t’oblige à tout gober, à te mouiller de mille manières plus sales les unes que les autres, à t’exposer aux…
— Nous ne te demandons pas d’être candidat, Lew, simplement de nous aider à dresser nos batteries.
— Rien que ça. Vous voulez me prendre un an de ma vie et…
— Qui te fait croire que Quinn va s’imposer seulement pour un an ?
— Tu présentes les choses de façon terriblement alléchante.
Haig reprit, après un bref silence :
— Il y a là des perspectives inouïes.
— Peut-être.
— Non, pas peut-être. C’est certain !
— Oh, je vois ce que tu veux dire. Mais la puissance n’est pas tout.
— Es-tu disponible, Lew ?
Je le laissai languir un moment. Ou ce fut peut-être lui. Et enfin :
— Pour vous, c’est quarante dollars.
— Dans l’immédiat, Quinn ne peut aller que jusqu’à vingt-cinq. Trente-cinq dès que les cotisations rentreront.
— Et ensuite, trente-cinq à effet rétroactif ?
— Vingt-cinq maintenant et trente-cinq dès que nous le pourrons. Pas question de rappel.
— Pourquoi accepterais-je des honoraires réduits ? Moins d’argent et un travail plus salissant ?
— Pour Quinn. Pour cette ville du diable, Lew. C’est le seul homme en mesure…
— Oui, oui ! Mais moi ? Suis-je donc le seul dans New York qui puisse l’aider ?
— Tu es le meilleur que nous ayons actuellement sous la main, Lew… Non, c’est faux : tu es le meilleur, point à la ligne. Et sans te flatter.
— De quel genre sera l’équipe ?
— Toutes les commandes aux mains de cinq personnages principaux. Tu serais l’un d’eux. Moi un autre.
— Tu supervises la campagne ?
— Exact. Missakian coordonne les communications et la propagande. Ephrikian assure la liaison entre circonscriptions.
— C’est-à-dire ?
— L’homme qui dispense les bienfaits. Et pour les finances, un certain Bob Lombroso, très coté à Wall Street. Il…
— Lombroso ? C’est italien, ça ? Non. Attends. Quel coup de génie ! Vous avez réussi à dénicher un Portoricain de Wall Street pour rassembler les fonds.
— Il est juif, rectifia Mardokian avec un petit rire sec. Lombroso est un vieux nom israélite, il me l’a dit. Nous formons une sacrée équipe, Lew : Lombroso, Ephrikian, Missakian, Mardokian et Nichols. Toi, tu es notre mascotte, l’authentique descendant des tout premiers Anglo-Saxons protestants.
— Et comment sais-tu que je vais marcher avec vous ?
— Je n’en ai pas douté une seconde.
— Je répète : comment le sais-tu ?
— Crois-tu donc être le seul qui puisse lire l’avenir ?
9
Ainsi, dès les premiers jours de 96, nous établissions notre quartier général au neuvième étage d’une vieille tour de Park Avenue passablement délabrée par les intempéries (mais d’où l’on avait une merveilleuse vue aérienne sur la partie centrale de l’immeuble de la Pan Am), et entreprenions de faire élire Paul Quinn maire de cette ville folle. Ce qui ne semblait guère difficile. Nous n’avions qu’à réunir le nombre voulu de pétitions propre à justifier sa candidature – du gâteau, car on peut faire signer n’importe quoi aux New-Yorkais – et mettre ainsi Paul Quinn suffisamment en vue pour lui donner un certain prestige dans les cinq circonscriptions avant les primaires. Candidat séduisant, intelligent, pénétré de ses obligations, ambitieux – bref, un homme dont l’aptitude s’impose d’elle-même. Point n’était donc besoin de créer une image, un mannequin de salon de coiffure. Tant de fois avait-on donné la ville pour moribonde et tant de fois avait-elle opposé les signes d’une indéniable vitalité, que le cliché « New York, métropole agonisante » finissait par être usé. Seuls, à présent, les imbéciles ou les démagogues y revenaient. New York était censé avoir péri une génération plus tôt, quand les unions du service civil eurent pris tous les leviers et pressuré impitoyablement les bonnes gens. Mais le longiligne, le séduisant Lindsay la ressuscita sous forme de Cité Joyeuse, uniquement pour voir cette joie tourner au cauchemar quand des squelettes armés de grenades sortirent de toutes les chambres secrètes. Alors New York put découvrir à quoi ressemblait une vraie métropole agonisante, et la précédente période d’abaissement fut bientôt considérée comme un âge d’or. La classe moyenne blanche éclata en un exode dominé par la peur, les impôts montèrent jusqu’à un taux répressif pour assurer la continuité des services publics dans une ville où la moitié des habitants, trop pauvres, ne pouvaient faire face au coût de l’entretien. Les grandes entreprises ripostèrent par un transfert massif de leurs sièges dans les banlieues verdoyantes, contribuant ainsi à saper davantage la base des impositions. Chaque quartier vit exploser des querelles raciales byzantines. Des coupe-jarrets étaient à l’affût derrière tous les lampadaires. Comment imaginer qu’une métropole pareillement gangrénée pût survivre ? Le climat était à la haine, la bourgeoisie malveillante, l’air infect, l’architecture hideuse, et un ensemble de processus s’accélérant d’eux-mêmes attaquait l’économie par la base dans des proportions alarmantes.
La ville survécut, pourtant, et même, elle prospéra. Il y avait ce port, ce fleuve, cet emplacement géographique privilégié qui faisait de New York la connexion neurale indispensable à toute la côte Est, un tableau de distribution ganglionnaire que l’on ne pouvait supprimer. Bien mieux : avec cette étrange densité suffocante, New York atteignait une sorte de masse critique, un niveau culturel qui le transformait en matrice d’âmes, puissante et fortifiante par elle-même, car tant d’événements surviennent, aussi bien dans un New York moribond qu’ailleurs, que la ville ne pouvait pas rendre son dernier soupir. Il lui fallait continuer à palpiter, à vomir ses miasmes, à se régénérer, à se renouveler par ses propres moyens. Une énergie farouche, indomptable, battait encore et encore au cœur de la cité, et ce battement durerait toujours.
Pas question de mort, donc. Mais il existait des problèmes.
On pouvait affronter l’air pollué avec les masques et les filtres. On pouvait lutter contre le crime comme on faisait contre les blizzards ou la canicule : négativement en se dérobant, ou positivement en passant à l’offensive technologique. Soit que vous ne portiez sur vous aucun objet de valeur, que vous puissiez détaler prestement dans la rue et que vous restiez calfeutré derrière le plus grand nombre de verrous poussés, soit que vous vous équipiez d’un appareil d’alarme spatio-positif, de baguettes anti-personnel, de cônes de protection rayonnant d’un circuit cousu dans les doublures de vos vêtements et que vous fussiez prêts à braver les yahous. Faire face, oui. Mais la classe moyenne blanche avait disparu, probablement pour toujours, et il en résultait des difficultés que nul électronicien ne pouvait tourner. Vers 1990, la ville était dans une très large mesure noire et portoricaine, parsemée de deux sortes d’enclaves : les unes qui diminuaient (ces poches groupant les Juifs, les Italiens et les Irlandais, dont tous prenaient de l’âge), et les autres qui croissaient régulièrement en superficie et en force, îlots bienheureux des classes affluentes, celles des dirigeants et des créateurs. Une cité exclusivement peuplée de riches et de pauvres subit certaines ruptures spirituelles néfastes, et il faudra longtemps avant que la bourgeoisie non blanche qui émerge peu à peu constitue une puissance réelle pour la stabilité sociale. Une grande partie de New York resplendit comme seules, dans le passé, ont pu le faire Athènes, Constantinople, Rome, Babylone et Persépolis : le reste est une jungle au sens littéral, infecte, répugnante, où seule prime la loi du couteau. Ce n’est pas tant une ville mourante qu’une ville ingouvernable – huit millions d’âmes tournant sur huit millions d’orbites, subissant des pressions centrifuges spectaculaires qui risquent à tout moment de nous transformer en huit millions d’hyperboles. Soyez le bienvenu à la mairie, Mr Quinn !