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Gouverner l’ingouvernable ? Dieu merci, il se trouve toujours un homme prêt à essayer. Parmi nos cent et quelques maires, certains furent honnêtes, beaucoup prévaricateurs, et sept au maximum se montrèrent compétents et efficaces. Deux d’entre eux étaient des fripouilles, mais peu importe leur moralité, s’ils surent accomplir la tâche de premier magistrat aussi bien qu’un autre. Certains étaient remarquables, certains catastrophiques, et tous en bloc ont contribué à pousser New York vers l’ultime débâcle entropique. Et maintenant arrivait Quinn. Il promettait d’être grand, synthétisant, semblait-il, la force et la vigueur d’un Gottfried, la séduction d’un Lindsay, l’humanité et la pitié d’un La Guardia.

Nous l’avons donc fait choisir comme candidat par les néo-démocrates contre le mou, le velléitaire DiLaurenzio. Bob Lombroso soutira des millions aux grandes banques, George Missakian organisa une série de courtes émissions télévisées mettant en relief plusieurs des huiles qui avaient assisté à la fameuse soirée, Ara Ephrikian troqua des postes de délégués contre un soutien à titre de solidarité – et j’apparaissais de temps en temps au quartier général avec des rapports conjecturaux sans mystère où l’on ne trouvait rien de plus profond que

jouez serré

continuez à négocier

nous tenons le bon bout.

Chacun s’attendait à voir Quinn balayer le terrain. En fait il remporta l’élection primaire avec une majorité absolue sur une liste de sept. Les républicains dénichèrent un banquier nommé Burgess qui voulut bien être leur homme. Un illustre inconnu, novice en politique, et j’ignore si c’était désir de suicide de leur part ou simple preuve de réalisme. Un sondage effectué quatre semaines avant l’élection donnait à Quinn 83 % des voix. Les 17 % manquants le tracassèrent. Il voulait tout et jura de poursuivre sa campagne au milieu des foules. Dans ces vingt dernières années, nul candidat n’avait osé respecter la vieille tradition motorcade-et-poignées-de-main, mais il tint bon et fit entendre raison à un Mardokian timoré qu’obsédait le spectre de l’assassinat.

— Quels sont mes risques d’être abattu si je traverse Times Square à pied ? me demanda Quinn d’un ton impératif.

Je ne flairais aucune atmosphère de mort le concernant, et je le lui dis, non sans toutefois ajouter :

— Mais je préférerais que vous vous absteniez, Paul. Nul n’est infaillible, et vous n’êtes pas immortel.

— S’il n’est pas prudent pour un candidat de rencontrer ses partisans en plein New York, riposta-t-il, autant utiliser cette ville comme terrain d’essai de la Bombe Z.

— On a déjà assassiné un maire, il n’y a pas plus de deux ans.

— Gottfried ? Tout le monde l’exécrait. Un nazi digne de porter la croix de fer, ou je ne m’y connais pas. Imaginez-vous que l’on puisse penser de moi une telle chose, Lew ? J’y vais.

Quinn fonça, distribua des poignées de mains. Et peut-être cela lui a-t-il servi, car il allait remporter la plus belle victoire électorale que l’on eût jamais vue dans l’histoire de New York : 88 %, majorité relative. Le 1er janvier 1998, par une journée ensoleillée dont la douceur quasi floridienne était vraiment hors de saison, Haig Mardokian, Bob Lombroso et nous tous du conseil restreint formions groupe sur le perron de l’Hôtel de Ville pour regarder notre homme prêter serment. Chose curieuse, je sentais battre en moi une vague inquiétude. Que craignais-je ? Je n’aurais su répondre. Une bombe, peut-être ? Oui, une bombe bien ronde et bien brillante comme dans les bandes dessinées, une bombe avec sa mèche allumée qui fendait l’air en sifflant pour nous réduire à l’état de mésons et de quarks. Or, nulle machine infernale ne fut lancée. Allons, Nichols ! Qu’est-ce qui te prend de jouer les oiseaux de mauvais augure ? Ris donc plutôt, applaudis ! Et je restais nerveux. On se donna des claques dans le dos. On s’embrassa. Paul Quinn était maire de New York – et bonne année 1998 pour tous.

10

— Si Quinn l’emporte, m’avait dit Sundara, certain soir d’août 97, te proposera-t-il un poste dans son administration ?

— Vraisemblablement.

— Accepteras-tu ?

— Pas question. Soutenir une campagne est amusant. Diriger une municipalité au jour le jour n’est plus qu’une corvée malpropre. Je compte bien retrouver mes clients habituels dès que l’élection sera dans la poche.

Trois jours après les résultats, Quinn m’envoyait chercher, m’offrait la place d’adjoint administratif particulier, et j’acceptais, sans hésitation, sans une seule pensée pour mes clients ou mes subordonnés, ni pour mon impeccable bureau, garni d’appareils et de diagrammes.

Avais-je donc menti à Sundara, au cours de cette nuit d’été ? Non. Le seul que je trompais, ce soir-là, était moi-même. Ma conjecture péchait à la base, car la connaissance que j’avais de ma propre personne était imparfaite. Entre août et novembre j’avais appris une chose : que la proximité du pouvoir devient intoxicante. Pendant plus d’un an j’avais tiré de Paul Quinn une vitalité nouvelle. Lorsqu’on passe tant de jours si près des commandes, on se trouve entraîné par le flux d’énergie, on finit par être véritablement drogué. Ce n’est pas de votre plein gré que vous abandonnez la dynamo qui vous alimente. Le jour où Quinn, futur maire, eut recours à mes services, il disait avoir besoin de moi et j’ai pu le croire, mais il serait plus vrai d’ajouter que lui-même m’était nécessaire. Quinn prenait son élan pour un formidable saut en hauteur, un passage météorique à travers la sombre nuit américaine. Je souhaitais maintenant faire partie de sa suite, prendre un peu de son feu et m’y réchauffer. Rien de plus simple – et de plus humiliant. Libre à moi d’arguer qu’en servant Quinn je participais à une vaste et exaltante croisade pour délivrer la plus fameuse de nos métropoles, et que j’aidais à tirer des abîmes la civilisation urbaine moderne, à lui restituer but et viabilité. Peut-être étais-je sincère, d’ailleurs. Mais ce qui me poussait vers Quinn était l’attirance du pouvoir. Le pouvoir de modeler, de façonner, de transformer.

Notre équipe au grand complet entra immédiatement dans la nouvelle administration new-yorkaise. Quinn prit Haig Mardokian comme adjoint et Bob Lombroso comme gestionnaire des finances. George Missakian fut chargé des moyens de propagande et Ara Ephrikian dirigeait la Planification.

Nous étions maintenant tous les cinq autour de Paul Quinn, et nous nous chargions du reste. Ephrikian proposait la plupart des gens à nommer, Missakian, Lombroso et Mardokian appréciaient leur compétence, je donnais à chacun une cote d’amour intuitive, et Quinn décidait en dernier lieu. Nous trouvâmes ainsi l’assortiment habituel de Noirs, de Portoricains, de Chinois, d’Italiens, d’Irlandais, de Juifs, etc., nécessaire pour faire fonctionner les services des Ressources Humaines, du Logement et de la Construction, des Activités Culturelles – bref, de toutes les administrations. Puis nous mîmes discrètement plusieurs de nos fidèles (y compris nombre d’Arméniens et de Juifs du Sephardim) en bonne place aux échelons inférieurs. Nous gardâmes les personnes les plus qualifiées provenant de l’équipe DiLaurenzio (ce qui ne faisait pas beaucoup) et rappelâmes deux ou trois commissaires du terrible Gottfried – des durs, certes, mais relativement éclairés. C’était une sensation exaltante, que de choisir les gens capables de gouverner le Grand New York, d’éliminer les médiocres et les opportunistes, de les remplacer par des hommes et des femmes doués d’initiative et d’audace – des gens qui, le hasard aidant (je dis bien le hasard), constituaient un mélange ethnico-géographique dont le cabinet de notre maire ne pouvait se passer.