Jack Campbell
L'honneur terni
(Étoiles perdues-1)
À mon agent, Joshua Bilme, qui m’a accompagné par vents et marées et m’a prodigué soutien, encouragements et conseils.
À S., comme toujours.
Un
Trahir peut être aussi facile que de franchir une porte.
C’était du moins vrai partout où régnaient les Mondes syndiqués, et le vantail en question portait en grosses lettres rouges au pochoir les mots ACCÈS INTERDIT AU PERSONNEL NON AUTORISÉ (SPDT). Artur Drakon, le commandant en chef (CECH) des forces terrestres du système stellaire de Midway, savait que SPDT signifiait « sous peine de terminaison ». « Mort » faisait partie de ces mots que, pour leur brutalité, la bureaucratie des Mondes syndiqués préférait éviter, si libéralement qu’elle prononçât ce châtiment.
Non, il avait obéi jusque-là parce qu’il n’avait guère le choix pendant que, le conflit interminable avec l’Alliance continuant de se dérouler, toute désobéissance offrait à l’ennemi une ouverture lui permettant de détruire foyers et cités, voire planètes entières. Même s’il n’y parvenait pas suite à votre comportement séditieux et si vous réussissiez malgré tout à échapper au long bras de la puissante Sécurité interne, les forces mobiles des Mondes syndiqués viendraient faire pleuvoir elles-mêmes la mort sur votre monde depuis une position orbitale, au nom de la loi, de l’ordre et de la stabilité.
Mais la guerre s’était achevée par la défaite et l’épuisement. Nul ne se fiait à l’Alliance, mais elle n’attaquait plus. Et les forces mobiles des Mondes syndiqués, naguère encore le poing implacable du gouvernement central, avaient été balayées par un maelström destructeur engendré par un dirigeant de l’Alliance censé avoir trouvé la mort un siècle plus tôt.
On n’avait plus à se soucier que du SSI, le Service de la sécurité interne. Certes, les « serpents » du SSI restaient un gros sujet d’inquiétude, mais sur lequel Drakon n’avait pour l’heure aucune prise.
Il franchit la porte. Il pouvait se le permettre puisque ses multiples codes et serrures avaient été déverrouillés, ses innombrables systèmes d’alarme désactivés ou outrepassés, ses quelques pièges mortels informatisés désamorcés, et que ses quatre sentinelles humaines placées à des postes critiques avaient été retournées et lui obéissaient maintenant plutôt qu’à Hardrad, le CECH de la Sécurité interne. Tout cela sur les ordres de Drakon lui-même. Mais, tant qu’il n’était pas encore entré dans le local qu’elles défendaient, il pouvait toujours prétendre tester ses défenses. Désormais, il commettait indubitablement une trahison à l’encontre des Mondes syndiqués.
Il s’était attendu à sentir sa tension grimper en y pénétrant, mais c’était plutôt une manière de calme qui l’envahissait. Repli et chemins de traverse lui étaient maintenant interdits, et ni l’incertitude ni les doutes quant à sa décision n’étaient plus de mise. Il lui faudrait vaincre ou mourir dans les heures qui suivraient.
Dedans, ses deux plus fidèles assistants s’activaient déjà sur des consoles différentes. Les doigts de Bran Malin volaient sur les touches, s’employant à détourner et rediriger les informations relatives à la surveillance qui, sur toute la planète, auraient dû affluer vers le QG du SSI. À l’autre bout de la petite salle, Roh Morgan, en même temps qu’elle balayait d’une main la mèche de cheveux qui lui tombait sur les yeux, entrait rapidement dans les systèmes informatiques du SSI de fausses données en boucle destinées à l’abuser et à lui faire accroire qu’il ne se passait rien d’inhabituel. Drakon portait le complet bleu sombre des cadres supérieurs des Mondes syndiqués, tenue traditionnelle des commandants en chef et que lui-même, personnellement, détestait ; mais tant Malin que Morgan étaient revêtus de cette combinaison collante d’un noir mat, mince comme une pellicule, qu’on passait sous une cuirasse de combat, mais qui pouvait aussi bien servir à entrer dans un local par effraction.
Malin se renversa dans son siège, se massa la nuque de la main droite et sourit à Drakon. « Le SSI est désormais aveugle, monsieur, et il ne le sait même pas. »
Drakon hocha la tête sans cesser d’étudier l’écran. « Tu es un véritable sorcier, Malin. »
Morgan s’étira comme une chatte, svelte et mortelle, puis se leva. « C’est moi qui nous ai introduits ici et qui ai entré les fausses données en boucle. Qu’est-ce que ça fait de moi ?
— Une sorcière ? » proposa Malin, impavide, d’une voix atone.
L’espace d’une seconde, Morgan se crispa puis elle fixa Malin tandis qu’un coin de sa bouche se retroussait. « T’ai-je dit que j’avais calculé le coût plancher d’un tir unique d’arme de poing, Malin ?
— Non. Pourquoi ça m’intéresserait ?
— Parce que ça me reviendrait à treize centas. C’est pour cela que tu es toujours en vie. Te supprimer n’en vaut pas le coût. »
Malin lui montra les dents tout en dégainant son poignard de combat avant de le faire passer dans son autre paume. « Ça ne me coûterait pas un centa. Vas-y. Essaie toujours.
— Nan. » Morgan s’écarta du mur en fléchissant les doigts. « Il me faudrait malgré tout faire l’effort et, comme je te l’ai dit, tu ne mérites pas l’énergie qu’on gaspillerait pour te liquider. Nous devrions éliminer ces quatre gardes, CECH Drakon. Ils pourraient encore nous trahir. »
Drakon secoua la tête. « On leur a promis la vie sauve s’ils jouaient le jeu, à eux comme à leur famille.
— Et quand bien même ? S’ils sont assez stupides pour croire aux promesses d’un CECH…
— À mes promesses, insista Drakon, la coupant net. Je m’y suis engagé personnellement. Si je viole cet engagement, je ne pourrai plus jamais espérer que d’autres se fient à moi. »
Morgan secoua la tête en lui décochant un regard contrit. « C’est précisément cette attitude qui vous vaut de vous retrouver ici, dans le trou du cul du monde. Tant qu’on vous craint, peu importe qu’on vous fasse ou non confiance. »
Malin battit silencieusement des mains en un feint applaudissement. « Tu connais la règle d’or applicable aux commandants en chef syndics en milieu professionnel. Très bien. Maintenant, réfléchis un peu : nous avons perdu la guerre.
— J’ai mes propres méthodes », lança Drakon à Morgan, qui feignait de n’avoir pas entendu Malin.
Elle haussa les épaules. « C’est votre rébellion. Je vais vérifier les préparatifs de l’assaut et mettre les troupes en branle comme prévu.
— Fais-moi savoir si des problèmes se présentent, répondit Drakon. J’apprécie ton assistance dans cette entreprise.
— Elle vous a toujours été acquise. » Morgan se dirigea vers la porte, ignorant à présent complètement Malin.
« Et… Morgan… »
Elle s’arrêta sur le seuil.
« On ne tue pas les sentinelles, répéta-t-il d’une voix à la fois forte et plate.
— Je vous avais entendu la première fois », répliqua Morgan.
La porte refermée, Malin fixa Drakon. « Si elle informait les serpents de nos projets, elle serait promue et vous fusillé, monsieur. »
Drakon secoua la tête. « Morgan ne ferait jamais une chose pareille.
— On ne peut pas se fier à elle. Vous devez le savoir.
— Je sais qu’elle m’est loyale, répondit-il d’une voix égale.
— Morgan ignore ce qu’est la loyauté. Elle vous manipule à ses propres fins, qui demeurent secrètes. Dès que vous ne lui serez plus utile, elle vous tirera une balle dans le dos. Ou vous poignardera », ajouta-t-il en brandissant sa propre lame d’un geste éloquent, avant de la rengainer d’une saccade.