Elle retira le document qui se trouvait dans le coffre. C’était la sortie papier d’un manuscrit, qu’elle ouvrit du pouce au hasard avant d’entreprendre de choisir les lettres dont elle aurait besoin pour composer son message. Procéder à partir d’un livre codé était sans doute fastidieux mais restait la seule méthode de cryptage indéchiffrable connue de l’humanité. Son contact devrait répondre à sa requête d’un entretien personnel en se servant du même code.
Elle sortit enfin du coffre-fort un mobile conçu pour rester indétectable, tapa un numéro puis attendit qu’une messagerie vocale lui eût annoncé qu’elle était prête à enregistrer. « Un Un Cinq. » C’était le numéro de la page. Puis « Six, dix, dix-sept… » Elle récita tous les chiffres correspondant à l’ordre de chaque mot dans la page puis raccrocha et rangea l’appareil dans le coffre.
Elle marqua une pause avant d’y replacer le document. D’innombrables volumes avaient été écrits par les hommes au fil des millénaires ; la plupart étaient conservés sous une forme virtuelle, enterrés sous un gigantesque amoncellement de réflexions humaines, mais les imprimés reliés n’avaient jamais réellement perdu leur attrait sur les lecteurs. Cela contribuait beaucoup à rendre indéchiffrables les livres cryptés, si vite que les systèmes pussent scanner le matériel pour tenter de casser les codes, puisque jamais deux impressions n’avaient besoin des mêmes marges ni de la même pagination. Il suffisait donc de disposer de deux impressions présentant exactement les mêmes paramètres, mais ne correspondant à aucune autre sortie imprimée du même opus.
Iceni fixait à présent le document, qu’elle avait précisément élu pour son grand âge, en se demandant ce qu’aurait pensé son auteur s’il avait appris qu’on lisait encore son ouvrage si longtemps après qu’il l’avait écrit sur la Vieille Terre elle-même, dans le système solaire, foyer de l’humanité que les citoyens vénéraient encore, y voyant à bon escient la patrie de leurs ancêtres. « Incredible Victory, de Walter Lord », articula-t-elle à voix basse en lisant le titre et le nom de l’auteur tout en suivant les lettres de l’index. Impensable Victoire. Le livre retraçait une très ancienne bataille de Midway qui s’était déroulée sur un site portant le même nom que son système stellaire. C’était d’ailleurs ce nom qui avait retenu son attention lorsqu’elle avait cherché un document dans cette intention. Elle-même ne se voyait pas comme quelqu’un de superstitieux, mais ce titre serait peut-être de bon augure.
Tout CECH pourvu d’un cerveau en état de fonctionner disposait d’au moins un passage dérobé lui permettant de quitter ses bureaux ou ses quartiers sans se faire repérer, d’une voie d’évasion connue de lui seul. Togo lui-même ignorait l’existence de celui qu’emprunta cette fois Iceni, car même à Togo on ne pouvait entièrement faire confiance.
À personne, au demeurant. Un CECH devait retenir cette leçon s’il tenait à survivre.
Emmitouflée dans un manteau pour se protéger du vent vespéral, le visage à moitié enfoui dans son col relevé, elle arpentait des rues pratiquement désertes à cette heure tardive. Elle se sentait comme nue sans ses gardes du corps, et pourtant ses vêtements dissimulaient d’impressionnants moyens de défense. Tout citoyen qui commettrait l’erreur grossière de l’agresser ou de vouloir la dévaliser l’apprendrait très vite à ses dépens.
Les caméras de surveillance, à la fois dissimulées et ostensiblement disposées, se tournaient vers elle au passage mais ne la voyaient pas. Les codes enchâssés créés par le SSI pour assurer leur invisibilité à ses agents, tant aux yeux de la police qu’à ceux des systèmes d’observation ordinaires, en générant des angles aveugles dans les senseurs numériques, étaient bien utiles à ceux qui cherchaient à se soustraire aux regards informatisés.
Elle atteignit enfin sa destination, renfoncement d’une station de transport collectif suffisamment à l’écart de la foule pour éviter les rencontres aléatoires et les oreilles indiscrètes, mais assez proche toutefois du public pour n’avoir pas l’air de chercher à s’en isoler. Le bruit de fond suffisait à noyer la conversation dans son brouhaha incessant. Elle s’adossa à un mur et regarda passer les gens en cherchant des yeux celui qu’elle devait rencontrer. Peu de passants accordaient un second regard à sa personne ou au manteau banal qu’elle portait. CECH et directeurs généraux ne s’habillent pas ainsi et ne sortiraient pas non plus dans la rue sans gardes du corps ni assistants.
Un homme vêtu d’un manteau de coupe civile aussi peu remarquable que le sien lui apparut soudain et altéra légèrement sa course sautillante pour se rapprocher d’elle et s’adosser au même mur. Il leva sa main en coupe et montra une petite unité où scintillaient des voyants verts.
Gwen hocha la tête et montra à son tour l’écran de son propre dispositif de détection et de brouillage, lequel brillait également d’une constante lueur verte. C’était la garantie que tous les systèmes de surveillance chargés d’observer ce renfoncement avaient été temporairement détournés, brouillés ou aveuglés. Les gens qui passaient devant eux les voyaient certes, mais non les caméras, pas plus qu’elles ne les entendaient. Pour les systèmes de surveillance, ils n’étaient tout bonnement pas là. Ce matériel du dernier cri n’était sans doute pas donné, et découvrir les codes nécessaires à leurrer l’équipement ne se faisait pas sans mal, mais la condition de présidente avait ses avantages. « Des problèmes ? murmura-t-elle.
— Non », répondit son informateur. Il n’avait pas l’air fébrile, plutôt blasé aux yeux de l’observateur éventuel. « Un pépin ? Vous savez comme c’est risqué.
— J’ai besoin de réponses tout de suite, et de réponses précises, lâcha Iceni. Que magouille Drakon ? »
L’homme marqua une pause ; il semblait réfléchir plutôt qu’hésiter. « Rien qui sorte de l’ordinaire. Maintenant qu’il est rentré, il a pas mal de pain sur la planche : superviser le retour des brigades et rattraper le temps perdu.
— A-t-il l’intention d’agir contre moi ? »
Nouveau silence, surpris cette fois, puis : « Non.
— Si vous me trahissez maintenant, soit avant ma mort soit peu après, il saura qui me renseignait sur lui.
— Je n’en doute pas. » L’homme secoua la tête. « Il ne fait rien contre vous. Ça ne veut pas dire que toutes les menaces sont écartées. Mais aucune ne vient de lui.
— Pourquoi se conduit-il si bizarrement ? » demanda Iceni.
Le silence dura plus longtemps. « Il a couché avec le colonel Morgan.
— Oh ! »
L’homme lui jeta un regard pénétrant et Iceni se demanda ce que sa propre voix avait bien pu trahir. « Le général Drakon s’est enivré, reprit-il. Elle en a profité. Il n’a couché avec elle qu’une seule et unique fois. C’est pour cette raison qu’il se sent coupable.
— Vous voulez rire ? » Il aurait fallu qu’elle fût aveugle pour ne pas voir combien le colonel Morgan pouvait paraître désirable. Iceni avait suffisamment vécu pour ne pas s’attendre à la perfection de la part d’un homme – quel qu’il fût –, surtout dans son comportement vis-à-vis des femmes. Mais elle n’en éprouvait pas moins une certaine déception lorsqu’il ne répondait pas à ses attentes. « Une seule fois ?
— Une seule. Il ne recommencera pas. »
Elle décela comme une faille dans la voix. « En quoi est-ce que ça vous perturbe ?
— Je ne me fie pas à elle, comme vous le savez. Je crains qu’elle n’ait eu un tout autre objectif en le séduisant et qu’elle ne tente de tirer profit de cette nuit par la suite.