— En fourrant une stupide garce dans son lit, il aurait dû s’attendre à des problèmes, rétorqua Iceni, consciente en même temps qu’elle parlait de la colère que trahissait sa voix de plus en plus perçante. Elle avait l’air de prendre cet incident à cœur, ce qui était grotesque.
« Morgan n’est pas aussi stupide que vous semblez le croire. Son comportement pousse les gens à la sous-estimer. Pour nombre d’entre eux, ce fut leur dernière erreur. Elle est très douée pour ourdir des plans, tant à court qu’à long terme. Elle en suit un en ce moment même. Ne la prenez pas à la légère. »
Iceni émit un bruit irrité. « Alors peut-être nous porterions-nous mieux si nous n’avions plus à nous soucier d’elle. Si dangereuse qu’elle soit, on peut l’éliminer. Nul n’est invulnérable.
— Je vous déconseille vivement une telle initiative. Je n’y prendrai aucune part. »
En sus de son courroux, Gwen se sentait désormais frustrée. « Vous la haïssez autant qu’un autre. Vous avez vous-même tenté de l’assassiner et, maintenant, vous vous y opposez ? »
Le colonel Bran Malin fit la grimace. « Je n’ai pas tenté de la tuer.
— Pourquoi ça ? »
Nouveau silence. « Pour trois raisons. En premier lieu, elle est plutôt coriace et très futée. Toute tentative dans ce sens serait probablement vouée à l’échec, et les répercussions seraient sans doute gravissimes. En second lieu, le général Drakon apprécie ses conseils et ses compétences. S’il découvrait qu’on a médité de la tuer, il en serait très fâché. Et, s’il apprenait que j’ai trempé dans ce projet, je perdrais à jamais sa confiance et son oreille. Il ne pardonnera à personne, pas même à moi, d’avoir attenté à la vie de quelqu’un qu’il regarde comme un fidèle lieutenant. J’ai déjà failli perdre sa confiance à cause d’un… quiproquo lors de l’assaut sur la station orbitale de Midway. Si, durant cet épisode, je n’avais pas abattu un homme qui, lui, s’apprêtait indubitablement à descendre Morgan, jamais il ne m’aurait cru ni pardonné. S’il vous soupçonnait d’ourdir un attentat contre Morgan, cela pourrait l’inciter à vous frapper le premier, car il n’y verrait qu’un préalable à une attaque contre sa personne. »
Tous arguments trop raisonnables pour qu’on les ignorât, encore qu’Iceni nourrît les plus grands doutes sur son explication du « quiproquo » en question. Ça cachait autre chose, sans qu’elle parvînt à mettre le doigt dessus. « Quelle est la troisième raison ? » demanda-t-elle.
Malin secoua la tête, le visage impavide. « C’est une affaire privée.
— Je veux savoir.
— Désolé de vous décevoir. »
Iceni crispa les mâchoires. Elle se demanda jusqu’où elle pouvait aller, s’il valait la peine de menacer Malin de dévoiler son rôle d’agent double. Elle ne savait pas exactement pourquoi il lui fournissait des renseignements, mais ceux qu’il lui avait donnés jusque-là s’étaient toujours révélés exacts. En outre, un informateur si proche de Drakon était d’une valeur inestimable. Malin savait sans doute aussi bien qu’Iceni qu’elle ne se résoudrait pas à perdre cette précieuse source d’informations tant qu’elle lui resterait utile, de sorte que toute menace de dénonciation n’aurait pas plus d’épaisseur qu’un bluff. « Vous n’avez aucune idée du plan que suit Morgan ?
— Elle se réduit à ce que je sais d’elle. Elle est ambitieuse. N’a aucun scrupule. Échoue rarement dans ce qu’elle entreprend. »
Iceni étouffa un rire discret. « Pourquoi n’est-elle pas CECH, en ce cas ? » La question en amenait une autre, plus inquiétante. « Elle compte me supplanter, selon vous ?
— C’est possible. Drakon pourrait bien être l’instrument de ce projet.
— Lequel d’entre nous est-il le plus menacé, alors ? Vous ? Moi ? Ou Drakon lui-même ?
— Je crois Drakon à l’abri, mais je n’ai aucune certitude. Entre nous, je n’en sais strictement rien. Si je suis tué, cherchez derrière les apparences. Je n’ai pas réussi à découvrir qui avait tenté d’assassiner Rogero. Elle était peut-être impliquée aussi. Rogero et Gaiene sont très proches de Drakon. Kaï un peu moins. Si je ne me trompe pas, à longue échéance, Morgan s’efforcera d’isoler Drakon, de l’arracher à toute autre influence que la sienne, à tous les gens qui pourraient l’orienter dans une direction différente de celle qu’elle veut lui voir prendre. » Il regarda Iceni droit dans les yeux. « Y compris à la vôtre. Je ne peux pas jurer des sentiments du général Drakon, mais je suis au moins sûr qu’il vous respecte.
— Mais qu’il ne me fait pas confiance.
— Non. Il ne se fie qu’à Morgan, Gaiene, Kaï et moi.
— Il se fie à vous et vous me confiez pourtant tous ses secrets », le pressa-t-elle.
Malin marqua de nouveau une pause. « Je lui reste loyal. »
Vraiment ? Quel est votre propre objectif à long terme, colonel Malin ? Mais vous n’allez certainement pas me le divulguer. Qu’y a-t-il de vrai dans ce que vous venez de me révéler et que vous croyez savoir, et quelle est la part de boniment destiné à me convaincre de jouer votre jeu ? « Loyal au général Drakon ? Il vous reste encore à me le prouver.
— Il m’est probablement impossible de vous satisfaire à cet égard.
— Ce serait facile, lâcha Iceni. Tuez-la.
— Morgan ? Non.
— Au moins la tenez-vous à l’œil ? »
Les lèvres de Malin esquissèrent un sourire torve. « Je ne fais que la surveiller. Et je ne lui tourne jamais le dos.
— Bon, si vous refusez de faire ce qu’il faut la concernant, tâchez au moins de surveiller aussi le général Drakon et de l’empêcher de commettre une autre sottise.
— C’est ce que je fais. Je reconnais avoir baissé ma garde à Taroa. Mais elle ne réussira plus à l’atteindre de cette manière et, si elle s’y risque, je ne doute pas que le général Drakon la repoussera.
— Vous n’en doutez peut-être pas, mais moi j’ai mes doutes », rétorqua Iceni. Les hommes ! Si seulement on pouvait compter sur eux pour prendre des décisions en se servant de leur cervelle…
Certes, leurs déficiences de mâles facilitaient la tâche des femmes qui les instrumentalisaient.
Des femmes comme Morgan, par exemple.
Des femmes comme elle-même, Iceni. Vous n’aurez pas Drakon, colonel Morgan. Je n’opterai peut-être pas pour lui, mais, vous, vous ne l’aurez pas. « Et je vous observerai aussi, colonel Malin. »
Nouveau sourire fugitif. « Je n’ai jamais douté non plus que j’étais surveillé.
— Tenez-moi au courant », conclut Iceni en tournant les talons pour partir, consciente que, dans son dos, Malin se fondrait lui aussi dans la foule, présent mais invisible aux yeux des systèmes de surveillance qui espionnaient tout ce qui se faisait et se disait en ville.
Presque tout, du moins.
Gwen tendait l’oreille en même temps qu’elle avançait. On pouvait apprendre bien des choses de première importance en évoluant, méconnaissable, parmi les citoyens. Ils tenaient des propos qu’on n’aurait jamais pu entendre autrement, à voix trop basse pour que, dans ce tohu-bohu, les systèmes de surveillance omniprésents pussent les distinguer.
Nombre d’entre eux portaient sur Taroa, le plus souvent en s’en félicitant. Les serpents ne sont plus là. Nous avons porté assistance à nos voisins sans rien exiger d’eux en retour. Ce général Drakon est un grand stratège. On a signé de nouveaux accords commerciaux. Des vaisseaux traversent plus fréquemment le système. De bonnes nouvelles. Très bonnes.
Vous savez ce que devient la présidente Iceni ? Qu’en dit Buthol ? Je n’en crois rien. Mais elle était notre CECH avant de devenir notre présidente. Chacun sait comment sont les CECH. Mais n’est-elle pas différente ? Alors pourquoi n’y a-t-il toujours pas eu d’élections à la présidence ?