Avez-vous donné l’ordre de le tuer ?
À personne ! Jamais de la vie.
L’appareil déclare le sujet sincère.
Pourquoi craignait-elle tant d’avoir causé la mort de ce Buthol ? Cette fichue Marphissa avec ses beaux discours sur la protection du peuple…
Mais il s’agissait pourtant bien de les protéger aussi, le peuple et elle. J’avais bel et bien décidé de faire quelque chose à ce sujet, de rayer définitivement l’assassinat de la liste des méthodes d’avancement acceptables.
Peut-être Drakon s’en est-il chargé. Buthol disait aussi du mal de lui.
Elle hésita un instant avant d’appeler le général.
« Des ennuis ? » s’enquit-il dès qu’il vit son visage.
Mauvais, ça. Elle était tellement secouée qu’elle le laissait voir. « Je me demandais, général, s’il n’y avait pas eu récemment un certain laisser-aller dans vos services. » Une vieille phrase codée, destinée à s’enquérir subtilement d’éventuels assassinats.
Drakon mit un moment à répondre. « Non. Pas dernièrement. »
Soit il ne l’avait pas commandité, soit il refusait de l’admettre. Il lui fallait parler à quelqu’un qui comprendrait ce qui s’était passé. Mais comment avouer à Drakon qu’elle avait peut-être déclenché un meurtre ? Certes, les CECH ordonnaient sans arrêt des exécutions, mais elles n’en restaient pas moins techniquement illégales. Reconnaître sa possible implication dans un assassinat pourrait servir de preuve à charge contre elle si d’aventure cet aveu tombait entre les mains d’une personne brûlant de s’octroyer la domination personnelle de Midway.
Malin avait-il dit la vérité à propos des intentions de Drakon ? Pouvait-elle se risquer à le croire ?
Si seulement cette espèce de grand singe sans cervelle n’avait pas couché avec Morgan… Je pourrais presque les sentir se rapprocher l’un de l’autre, s’imaginer qu’ils peuvent désormais se faire peu ou prou confiance…
Une pensée la frappa soudain, si brutalement qu’elle espéra ne pas révéler de nouveau au général les sentiments qu’il lui inspirait. Était-ce cela, l’idée de Morgan ? Aurait-elle flairé que je me sentais plus à l’aise en compagnie de Drakon et lui aurait-elle fait l’amour dans le seul but d’enfoncer une manière de coin entre nous ? Elle devait se douter que je l’apprendrais tôt ou tard.
Ce stratagème faisait-il partie des plans de Morgan ? Pour m’inciter à me défier de Drakon, à mettre un coup d’arrêt à notre réflexion commune parce qu’il serait incapable de garder son pantalon sur lui quand il la rencontre ? Mais comment pourrait-elle avoir l’assurance que je n’y verrai pas une rumeur malveillante si jamais j’en avais vent…
C’est Malin qui m’en a fait part.
Aurait-il servi de dupe dans cette affaire ? Ne l’aurait-elle pas manipulé pour en faire son messager ? Ou bien travaille-t-il avec elle en toute conscience ? Cet incident sur la station orbitale ne serait-il pas une pure comédie destinée à me faire accroire qu’ils seraient sérieusement montés l’un contre l’autre, afin que nul ne les soupçonne d’œuvrer de conserve ?
Mais comment Togo aurait-il pu louper les manifestations de cette collaboration ? Il ne m’a jamais dit…
On ne peut faire confiance à personne.
Personne.
Iceni coula un regard vers Drakon, qui l’observait en attendant sa réponse. Au fond d’elle-même, son instinct lui soufflait de tenir cet homme aussi éloigné d’elle que possible, de s’efforcer de restreindre son pouvoir sinon de le neutraliser complètement. Drakon était la seule personne du système stellaire assez puissante pour la menacer directement.
Mais si elle se trompait ? Si sa seule vraie chance était justement d’investir en lui le peu de confiance dont elle se sentait capable ? En un homme qui n’était peut-être qu’un débile assez profond pour coucher avec la première garce timbrée venue, voire un cynique invétéré capable d’enfreindre allègrement une des quelques règles qu’il avait lui-même imposées et pour mettre en péril sa situation en contrepartie de quelques secondes de plaisir.
Ou bien, en dépit de toute son autorité, était-il manœuvré par ses subalternes ?
« Nombre de CECH commettent l’erreur de ne s’inquiéter que de leurs supérieurs, alors qu’ils devraient surtout se méfier de ce que trament leurs subordonnés, lui avait confié un de ses mentors. Il n’est pas besoin d’appliquer beaucoup de force pour faire trébucher quelqu’un. Il suffit de savoir à quel moment on doit lui ôter le tapis sous les pieds. Et qui saura mieux reconnaître le moment le plus propice que ceux qu’il remarque à peine et qui se chargent pour lui de la basse besogne ? »
« Général Drakon. » Tu vas le regretter. Tu le sais déjà. Mais fais-le. Personne ne s’y attendra. « J’aimerais vous rencontrer en personne. Dès que possible. En terrain neutre. Ni assistants ni aides de camp. »
Il la dévisagea un instant puis hocha la tête. « D’accord. Au même endroit ? J’y serai dans une demi-heure.
— Je vous y retrouve. »
La porte de la salle de conférence verrouillée, Drakon s’assit, attentif, et lui laissa la parole.
« Je vais faire une bêtise, déclara Iceni.
— Vraiment ? Ça court les rues ces temps-ci, lâcha-t-il, mi-moqueur, mi-amer. Pas aussi stupide que la mienne, j’ose l’espérer.
— Je m’apprête à vous dire que j’ai peut-être provoqué la mort d’un homme par une déclaration écervelée. » Iceni narra toute l’affaire puis attendit sa réaction.
« Pourquoi m’avoir appris tout cela ? s’enquit Drakon. Vous savez pertinemment à quoi ça pourrait me servir.
— Je me… fie à vous… pour vous en abstenir. »
Drakon sourit pour la première fois depuis son retour de Taroa, autant qu’elle s’en souvînt. « Vous avez raison. C’est stupide. Heureusement pour vous, je suis encore plus stupide. Je ne tiens pas à ce qu’on se mette à fourrager dans les squelettes de mon placard, de sorte que je n’enverrai personne fouiller dans le vôtre. Ce genre de précédent peut avoir de rudes retours de bâton. Quant à ce qu’il est arrivé ou a pu arriver à Buthol… » Il haussa les épaules. « Dormez sur vos deux oreilles. Si vous croyez avoir fait une erreur, vous saurez quels mots éviter la prochaine fois. »
Se pouvait-il qu’il comprît ? « Derrière quelle interprétation plausible pourrait bien se dissimuler une erreur qui a tué un homme convenable ? »
Drakon détourna les yeux. « Présidente Iceni…
— Appelez-moi Gwen, bon sang ! »
Il parut quelque peu pris de court. « Très bien. Gwen, avez-vous la moindre idée du nombre des batailles que j’ai livrées et de celui des petites erreurs que j’ai commises ? Et du nombre des soldats qui sont morts à cause d’elles ?
— Ce n’est pas la même chose. Vous cherchiez à faire votre travail, vous appreniez…
— Ce n’est pas l’effet que ça me fait. Pas si l’on vaut un coup de cidre. » Cette fois, Drakon eut l’air de s’étonner lui-même d’avoir admis ce qu’il ressentait, fût-ce de manière bourrue.
« Alors vous comprenez. Oubliez ce qu’on nous a inculqué. Toutes les leçons que nous avons retenues en nous élevant dans la hiérarchie syndic. Est-ce de cela que nous avons envie ? De la faculté de tuer sur un coup de tête ou par inadvertance quand on a le pouvoir ? »