Le silence se fit momentanément. Son écran clignota et se brouilla de nouveau. Il lâcha un juron. Des symboles verts apparurent à l’autre bout du couloir et les tirs automatiques cessèrent complètement. Quelques instants plus tard, il retrouva toute sa netteté en même temps que les dernières contre-mesures actives des serpents étaient réduites au silence et que des connexions correctes se rétablissaient avec les soldats dans les décombres du SSI.
Il se leva pour se porter à la rencontre de ceux qui arrivaient sur lui. Leurs acclamations et celles de leurs camarades lui parvenaient. La discipline de transmission semblait pour l’instant entièrement oubliée : les soldats fêtaient la mort des serpents tant redoutés et cette sensation de liberté nouvellement acquise.
Cette impression risquait sans doute de poser des problèmes ultérieurement. Elle en poserait même certainement, mais il y mettrait le holà.
Il entra dans le centre de commandement où dérivaient encore, saturant l’atmosphère, des nuages de fumée et de contre-mesures en suspension. Les consoles et les bureaux qu’il réussissait à distinguer avaient été éventrés par des tirs à bout portant et des grenades. Les cadavres de serpents et de quelques soldats jonchaient le sol là où ils étaient tombés. Un large orifice béait dans ce qu’il pouvait voir du mur opposé.
Morgan émergea du brouillard, la cuirasse bosselée de tirs qui n’avaient pas réussi à la pénétrer, et salua en se frappant le sein gauche du poing. « Toute résistance a été neutralisée, monsieur.
— Qui diable a percé ce trou dans le blindage du bunker ? » demanda Drakon.
Il ne vit pas le sourire de Morgan à travers son masque, mais il l’entendit rire. « Les ingénieurs ont accouplé six charges directionnelles pour qu’elles explosent au même instant au même point du mur, monsieur.
— Six ? Comment pouviez-vous savoir qu’elles ne provoqueraient pas l’effondrement de tout le bâtiment sur nos têtes ?
— Les ingénieurs ont affirmé que ce serait sans danger, monsieur. Ils avaient l’air relativement sûrs que l’immeuble ne s’écroulerait pas. »
Relativement sûrs. Drakon savait qui leur avait ordonné de procéder de cette façon. « Beau travail, Morgan. »
Malin apparut à son tour ; sa cuirasse était pratiquement intacte, mais son arme rutilait encore, chauffée au rouge par la fréquence de ses tirs.
« J’ai parlé à un prisonnier juste avant sa mort. Ils cherchaient à activer les charges nucléaires enfouies en une douzaine de positions différentes, dont une au centre-ville, mais il leur restait encore quelque trois minutes avant l’autorisation définitive de déclenchement.
— Trois minutes ? » Hardrad avait donc menti et Iceni n’avait pas trahi. « S’ils avaient eu les codes d’activation, on ne serait jamais arrivés à temps.
— Non, monsieur. Heureusement, la commandante en chef Iceni les a tenus sous le boisseau.
— Où est le CECH Hardrad ? questionna Drakon en balayant du regard le centre de commandement dévasté.
— Mort, répondit Morgan.
— Ça, c’est ce qu’il est, pas où il est.
— Ce qu’il en reste est dans son bureau privé. » Morgan montra l’autre bout du blockhaus. « Il s’employait à entrer ces codes d’activation quand on a repeint les murs avec sa cervelle. »
Drakon n’eut même pas à se demander qui lui avait fait sauter la tête. Mais, compte tenu de ce que s’apprêtait à faire le chef du SSI, il pouvait difficilement reprocher son geste à Morgan. Autant qu’elle le sût en entrant dans son bureau, Hardrad pouvait aussi bien activer ces charges nucléaires dans les deux secondes. « Ordonnez à une équipe de passer ce bureau au crible, en quête de chausse-trapes et de tout ce qui pourrait être encore en état de fonctionner. Des dossiers importants ont peut-être survécu. Rapportez-moi tout ce que nos gens auront trouvé. »
Malin transmit la consigne, écouta la réponse et embrassa l’environnement d’un grand geste. « Les troupes d’assaut d’autres villes sont passées au rapport. Les vice-CECH Kaï, Rogero et Gaiene affirment que les antennes du SSI sont investies un peu partout, ainsi que les commissariats de quartier. Sans ces antennes et le siège, ils sont désarmés. La planète est désormais sous votre contrôle, monsieur. »
Ne restaient donc plus que les installations orbitales, mais, au pire, même si ces assauts-là échouaient, il ne s’agirait plus que d’opérations de nettoyage. Drakon sourit. Sa respiration se ralentit, son métabolisme entreprenant graduellement de redescendre du mode « combat » hyperstimulé pour revenir à la normale. Il regarda de nouveau autour de lui les ruines fumantes de ce qui avait été le centre de commandement du SSI et l’un des nodaux de l’autorité des Mondes syndiqués dans ce système stellaire. Ce pouvoir avait été brisé. « En ce cas, mon premier geste officiel sera de rétablir l’ancienne hiérarchie militaire dans les forces terrestres. Je ne suis plus le CECH mais le général Drakon. Approuvez-vous, colonel Morgan ?
— Oui, mon général ! claironna Morgan. Et le commandant Malin aussi, j’imagine.
— Bran est aussi colonel, Roh. »
Malin montra Morgan du doigt. « J’imagine qu’elle s’inquiète davantage d’une promotion qui dépasse de loin son niveau de compétence. Oh, pardon, c’est déjà le cas depuis longtemps.
— Vous êtes tous les deux colonels, répéta Drakon. Fin de la discussion. Colonel Malin, veuillez informer les vice-CECH Kaï, Rogero et Gaiene qu’ils sont eux aussi promus à ce grade. Colonel Morgan, veillez à faire fouiller tout ce complexe afin de vous assurer que des serpents ne s’en enfuient pas ou ne se terrent pas encore quelque part à l’intérieur. » Il scruta le matériel brisé et les consoles saccagées, en songeant que cette planète (et tout le système stellaire) avait été effectivement régentée depuis cette salle durant une éternité. « Toute résistance loyaliste à notre entreprise devrait mettre un certain temps à s’organiser, de même que quiconque chercherait à se rebeller contre nous. Nous n’avons plus pour l’instant à nous inquiéter de ces vaisseaux de guerre.
— Des “vaisseaux de guerre” ? On se la joue rétro, dirait-on. Quel que soit le nom qu’on leur donne, nous n’avons aucun moyen de leur interdire un bombardement orbital, fit remarquer Morgan.
— La CECH Iceni dispose d’une certaine expérience en matière de combat spatial. Espérons qu’elle suffira.
— Espérons aussi qu’elle reste notre alliée et ne s’apprête pas à éliminer toute concurrence dans le système, ajouta Morgan en tournant les talons pour aller exécuter ses ordres. Sinon, c’est l’enfer qui s’abattra sur cette planète dans les heures qui viennent. »
À bord du croiseur C-448, en orbite autour de la planète principale du système stellaire de Midway, le chef des serpents, qui venait d’ouvrir la bouche pour s’adresser à Iceni, s’interrompit brusquement, le regard effaré : son unité de com venait de trompeter une alerte. Au même instant, tandis que les serpents consacraient quelques précieuses secondes à se convaincre qu’un événement on ne peut plus grave venait de se produire, Iceni adressa un signe bref à Akiri et Marphissa.
Les combinaisons des serpents disposaient certes de moyens de défense incorporés contre les agressions, mais elles laissaient à découvert le haut de leur cou. Le couteau que l’adjointe Marphissa venait de prestement dégainer derrière lui se glissa sous le menton de leur chef et s’enfonça si profondément dans sa gorge que la lame disparut entièrement l’espace d’un instant. Seul un autre serpent eut le temps d’esquisser un geste avant que tous ne se retrouvent étendus sur le pont dans une mare de sang qui s’élargissait rapidement. Le garde du corps d’Iceni lui-même avait jailli quand les couteaux avaient surgi, puis il avait repris sa position initiale et regardait à présent les serpents agoniser sans proférer un seul mot.