Elle m’a dit la même chose de toi, songea Drakon tout en cherchant une réponse. « Morgan sait qu’elle ne doit pas s’attendre à être récompensée par les serpents si elle nous donne. Ils l’abattraient aussi, vraisemblablement, quel que soit l’accord qu’ils auraient passé avec elle. Elle le sait comme moi. Et je la tiens à l’œil. Je tiens tout le monde à l’œil.
— C’est bien pour cela que vous êtes encore vivant. » Malin secoua la tête. « Je ne suis pas en train de vous suggérer de vous débarrasser d’elle. Tant qu’elle restera en vie, vous devrez la surveiller de très près. »
Drakon se figea pour le reluquer. « Me préconiserais-tu de m’employer à ce qu’elle ne “reste pas en vie” ?
— Non, monsieur.
— Alors tu ferais bien de ne pas projeter de t’en charger en personne. Je sais que c’est une pratique assez courante chez les subalternes de certains commandants en chef, mais je ne tolérerai pas qu’on joue à ces petits jeux-là dans ma propre cour. C’est mauvais pour la discipline et ça sème la zizanie dans l’environnement professionnel. »
Malin sourit. « Je ne tuerai pas Morgan. » Son sourire s’effaça et il releva un regard soucieux. « Nous pouvons sans doute triompher du SSI à la surface et nous le ferons même certainement, mais, si nous ne neutralisons pas aussi les forces mobiles, nous ferons des cibles faciles. À ce que je sais de Kolani, leur commandante en chef, elle épaulera le gouvernement syndic et les serpents.
— Du moment que nous éliminons les serpents du SSI à la surface, la commandante en chef Iceni se chargera de Kolani et de ses forces mobiles. » Du moins je l’espère.
« Si je puis me permettre, monsieur, répondit Malin en faisant montre d’une prudence excessive, je crois savoir qu’Iceni et vous avez décidé de mener cette entreprise de conserve. Vous avez raison de croire qu’elle a tout intérêt à se conformer à cet accord. Mais comment allez-vous vous y prendre ? Je sais à quel point vous êtes mécontent du gouvernement syndic…
— J’en suis écœuré à crever, rectifia Drakon. J’en ai jusque-là de surveiller chacune de mes paroles et chacun de mes gestes. » Pouvoir enfin se l’entendre dire, maintenant que le matériel de surveillance des serpents était neutralisé, faisait un drôle d’effet. « Marre des bureaucrates qui, à cent années-lumière de distance, prennent des décisions de vie et de mort à ma place. »
Malin acquiesça d’un hochement de tête. « Nombreux sont ceux qui partagent ce sentiment, même si bien peu osent l’avouer à voix haute, même en privé. Mais je vois mal quel système pourrait bien remplacer celui des Syndics.
— Vraiment ? » Drakon eut un sourire désabusé. « C’est également mon cas. Iceni et moi ne pouvions en discuter auparavant, tant que ces systèmes de surveillance n’étaient pas court-circuités. Le risque d’être surpris par le SSI était trop grand. Nous sommes seulement convenus que nous devions nous débarrasser de l’impitoyable talon de fer des Syndics, que leur gouvernement avait donné la preuve de son incompétence et que nous ne pouvions pas nous fier à lui pour défendre ce système ni assurer notre sécurité. Qu’il nous fallait tolérer leur contrôle étroit sur toutes choses en contrepartie de cette sécurité a été de tout temps leur principal argument. Vous et moi savons, comme tout le monde au demeurant, à quel point il est erroné. Et maintenant nous savons aussi que le gouvernement syndic s’efforce de raffermir son contrôle en remplaçant l’ensemble des commandants en chef et en exécutant tous ceux dont la loyauté est mise en cause d’une manière ou d’une autre. C’est donc nous révolter ou mourir. Le reste… Iceni et moi en discuterons quand les serpents seront morts.
— Le système syndic a échoué, monsieur, acquiesça Malin. Il a toujours exercé son contrôle mais n’a jamais assuré la sécurité promise. Je vous suggère instamment d’adopter un autre mode de gouvernance. »
Drakon le dévisagea, conscient qu’il n’aurait pas abordé ce sujet en présence de Morgan, laquelle aurait certainement réagi par l’ironie à la perspective d’un pouvoir qui ne gouvernerait pas d’une main de fer. « Je prends note de ton conseil. Pour l’heure, il s’agit avant tout de survivre. Si nous y parvenons, nous réfléchirons à un moyen de tenir les rênes sans répéter les erreurs des Syndics. Je ne veux rien qui ressemble à ce que faisaient les serpents pour mettre les citoyens au pas, mais je sais qu’il nous faudra maintenir l’ordre et, donc, exercer un certain contrôle. Je vais à présent devoir m’entretenir avec Iceni pour l’informer de la neutralisation de ce nodal de surveillance, afin que nous sachions l’un et l’autre si nous sommes enfin prêts à entrer en action.
— Faites-le en personne, monsieur. Sans doute avons-nous aveuglé le SSI, mais il dispose peut-être encore de canaux que nous ignorons.
— Espérons que non. » Drakon congédia Malin d’un signe de tête puis se fraya un chemin au travers des multiples couches de sécurité qui protégeaient le nodal de surveillance principal. Les senseurs le surveillaient mais ne voyaient strictement rien et transmettaient à leurs maîtres du SSI (ces hommes et femmes responsables du très large éventail des dispositifs destinés à la sécurité intérieure des planètes des Mondes syndiqués) les images en boucle, anodines, de couloirs déserts et de portes hermétiquement fermées. Il traversa la pièce blindée où deux des sentinelles retournées feignaient de ne rien voir, puis la dépassa avant d’atteindre le passage dérobé laborieusement excavé entre cet immeuble et un édifice voisin – tâche qui avait été en soi une assez délicate opération, exigeant de rediriger et d’usurper l’adresse électronique de divers senseurs et systèmes d’alarme avec la coopération des sentinelles en question. Il se faufila dans un tunnel grossièrement étayé et se retrouva au sous-sol d’un centre commercial, dont il ignora les caméras de surveillance, elles aussi aveuglées, puis gravit une volée de marches et poussa une porte marquée EMPLOYÉS SEULEMENT dont le code d’accès était depuis longtemps compromis.
Les serpents du SSI auront un drôle de choc dans quelques heures, songea-t-il. Voilà deux siècles qu’ils se livrent à des descentes et à des arrestations surprises. On va voir à présent à quel point eux aussi aiment les surprises.
Pouvoir les frapper sur l’heure aurait sans doute été bien agréable, mais Drakon savait que le processus tenait de la longue rangée de dominos qu’il fallait renverser l’un après l’autre, chacun faisant basculer le suivant à mesure que le plan se déroulait, tandis qu’un peu partout sur la planète senseurs, dispositifs de surveillance et espions étaient trafiqués ou réduits au silence, que les forces militaires qui lui étaient loyales commençaient de s’ébranler en secret et que la rébellion gagnait du terrain, à l’insu des gens capables d’infliger de terribles dommages à ce monde s’ils n’étaient pas pris de court. De sorte qu’il s’en tenait à ce plan, qui se développait lentement depuis des mois et commencerait bientôt à s’accélérer.
Raison précisément pour laquelle il avait endossé son complet de cadre exécutif en dépit de l’aversion qu’il portait à cette tenue obligatoire des CECH. En le voyant, aucun homme de la rue n’aurait su dire s’il était affecté à la supervision de secteurs industriels, d’échanges commerciaux, de bâtiments administratifs ni d’aucun autre aspect du système économique, militaire et politique intégré des Mondes syndiqués. Ayant passé presque toute son existence d’adulte dans les forces terrestres, risqué sa vie et mené des soldats, Drakon n’avait cure de rester parfaitement inidentifiable aux yeux d’une personne qui aurait passé le même laps de temps dans la publicité. Il avait même, une certaine fois, essuyé l’affront d’être pris pour un avocat.