Elle se demanda comment Black Jack réagirait à cette interprétation de leur accord. Le marché nettement plus limité qu’il avait passé avec elle, en acceptant de défendre le système de Midway contre l’espèce Énigma, ne l’avait manifestement guère enthousiasmé, d’autant qu’il n’y avait consenti que parce qu’elle détenait un atout qu’il briguait. Elle espérait qu’il ne se pointerait pas de nouveau assez tôt pour capter sa transmission, mais, même s’il réapparaissait à temps, ils étaient convenus que Black Jack nierait toujours publiquement que la protection qu’il accordait à Midway et à Iceni elle-même s’étendait au-delà de la menace posée par les Énigmas.
« Avec les forces mobiles qui nous ont prêté allégeance, à moi et au système de Midway nouvellement indépendant, je vais incessamment combattre la CECH Kolani et la vaincre, poursuivit-elle. Nous ne permettrons pas à Kolani et aux serpents de ses unités mobiles de menacer les citoyens de ce système. Nous allons dorénavant tracer nous-mêmes notre propre route, une route qui nous conduira à la sécurité et à la prospérité, sans plus jamais vivre dans la terreur du SSI. Au nom du peuple, Iceni, terminé ! »
Elle attendit ensuite, les coudes en appui sur les bras de son fauteuil et les mains croisées sous le menton. Elle se sentait un peu vannée, comme si elle venait de se livrer à un exercice physique exténuant. La réponse des forces mobiles de Kolani ne lui parviendrait pas avant un bon moment et, là, elle…
Il lui fallut quelques instants pour identifier le brouhaha croissant qui faisait vibrer les parois du croiseur. Elle avait assisté à d’innombrables cérémonies et festivités officielles, avait entendu tant et plus de groupes de citoyens entonner docilement des chants ou hurler des slogans en chœur, mais, là, c’était différent : de féroces acclamations, une espèce de jubilation à la fois exaltante et inquiétante. Quelques-uns des opérateurs de la passerelle s’étreignaient ou se frappaient mutuellement dans les mains. Un cadre inférieur d’âge mûr restait figé, le visage ruisselant de larmes.
Le vice-CECH Akiri était assis, ramassé sur lui-même et les épaules voûtées comme s’il s’apprêtait à se défendre contre une populace surexcitée, ce qu’Iceni pouvait d’ailleurs parfaitement comprendre sur le moment. Mais l’adjointe Marphissa écoutait la liesse se propager en souriant d’un sourire de louve.
Le brouhaha en question n’était en fait qu’un seul nom, psalmodié et vociféré sans répit : « Iceni ! Iceni ! Iceni ! » Le sien, repris à l’envi par les citoyens. L’idée d’être acclamée par ceux-là mêmes qu’elle régentait la laissait plus désorientée que jamais. Qu’est-ce que j’ai fait là ? On n’a pas seulement changé les titres des maîtres de ce système stellaire. Il s’agit de bien davantage.
Devant les regards sévères d’Akiri et Marphissa, les spatiaux de la passerelle finirent par mettre un terme à leurs démonstrations d’enthousiasme et reprendre leur poste, mais Iceni ne manqua pas de remarquer que l’atmosphère avait changé. On ne ressentait plus la morosité qui semblait toujours affecter le comportement des besogneux.
« Vingt minutes avant le contact », annonça l’opérateur des manœuvres, dont la voix laissait entendre qu’il avait hâte de voir arriver cet instant.
Iceni consulta son écran avec un sourire sardonique. Dans vingt minutes, elle aurait sa première occasion de cafouiller, et cela publiquement. Si son idée achoppait, si Kolani parvenait à endommager sévèrement les vaisseaux qu’elle commandait, le système tout entier en serait témoin. Toute sa vie durant, on lui avait inculqué d’éviter de montrer des signes de faiblesse. Ses frères humains, lui avait-on expliqué, profiteraient de tout témoignage de vulnérabilité ou d’inaptitude pour frapper.
Elle vérifierait cela dans vingt minutes. Au moins Drakon n’était-il en butte à aucun pépin pour l’instant.
« On a un problème », lâcha le colonel Rogero.
Le regard de Drakon se porta sur la fenêtre virtuelle qui, devant Rogero, affichait la sortie vidéo d’une immense foule s’engouffrant dans un parc du centre-ville. Le tintamarre qui en montait était tonitruant, en dépit de l’amortissement du volume du son par le circuit. « Les citoyens fêtent l’événement.
— Je ne m’en inquiéterais pas s’il ne s’agissait que d’une fête, répondit Rogero. Mais ça prend très vilaine tournure. Cette foule grossit comme un soleil qui part en nova, et le boucan que nous captons devient incontrôlable. Mon petit doigt me dit que la fête va tourner à l’éruption.
— La population se dresserait contre nous ?
— Non. Ce n’est dirigé contre personne en particulier. Notre logiciel a identifié jusque-là un bon millier de “meneurs” à partir de communications privées. C’est le chaos. Beaucoup de surexcitation. On a l’impression que toutes les barrières et astreintes traditionnelles sont tombées. M’est avis qu’en additionnant deux et deux vous devriez comprendre où ça nous mène. »
Drakon hocha la tête. « Émeutes. Pillage. Troubles de l’ordre public. Que fait la police ?
— Elle s’est barricadée dans ses commissariats. Elle a l’air de craindre la foule autant que nos soldats.
— C’est compréhensible dans les deux cas. Les administrateurs de la ville ?
— Pareil, répondit dédaigneusement Rogero. Mais ils sont encore moins efficaces que la police. » Techniquement parlant, les édiles, maires et conseillers municipaux étaient élus à leurs fonctions par un scrutin populaire, mais ces élections étaient déjà pipées bien avant que Drakon et Rogero ne vinssent au monde, de sorte que les gagnants tendaient en fait à être particulièrement impopulaires.
Drakon jeta de nouveau un regard perplexe à la foule qui s’amassait puis hocha la tête. « Le même phénomène se reproduit partout dans la région que vous contrôlez, j’imagine ?
— Partout où des foules peuvent se rassembler. Des soldats des forces terrestres avaient même commencé à filer se joindre à elles avant que je ne les consigne dans leurs baraquements. Quels sont les ordres ?
— Vous devrez traiter le problème en donnant l’impression que vous êtes du côté de la populace, intervint d’une voix pressante Malin, qui avait écouté la conversation. La contrôler en devenant son meneur. »
Le reniflement sarcastique de Morgan faillit rivaliser de volume sonore avec le ramdam de la foule. « Il est déjà son meneur. Il faut tout bonnement rappeler à ces gens qui tient les manettes, en usant d’assez de puissance de feu pour mettre un terme à ce bouillonnement. Leur donner l’ordre de se disperser sur-le-champ, assorti de quelques exemples éloquents et suffisamment brutaux de ce qui risque d’arriver quand on refuse d’obtempérer. Cela devrait les arrêter.
— Nous ne disposons pas d’assez de puissance de feu pour massacrer tous les citoyens de cette planète ! aboya Malin.
— Nous n’avons pas besoin de les massacrer tous. Il suffit de faire des exemples, en choisissant ceux qui n’obéissent pas aux ordres. Leurs meneurs. »
Drakon les écouta se chamailler un instant en réfléchissant à ses options, conscient que Rogero attendait toujours ses instructions sans piper mot. Tous leurs plans s’étaient concentrés au premier chef sur la nécessité de liquider les serpents sans provoquer la dévastation de toute la planète. Il avait sans doute pressenti que les masses risqueraient de poser quelques problèmes, mais ce qu’il avait sous les yeux lui semblait bien pire que ce à quoi il s’était attendu. Comme si cette seule pensée avait suffi à déclencher son intervention, le colonel Gaiene appela au même moment. Derrière lui, une vidéo de la même eau que celle que visionnait Rogero montrait une foule en train de s’amasser. Quelques secondes plus tard, l’image du colonel Kaï apparaissait à son tour, accompagnée d’images similaires.