Observée depuis l’écoutille, la passerelle donnait l’impression d’être en majeure partie intacte, mais Iceni voyait des cadavres joncher le pont. Les officiers s’y étaient-ils aussi entre-tués ? Le cadre supérieur du SSI présent à bord aurait dû s’y trouver. Armé. Les officiers de Kolani lui étaient certainement restés loyaux. Mais les autres ? Les opérateurs et adjoints du C-990 ?
Son champ de vision permettait à Iceni de constater que Kolani était encore assise dans son fauteuil de commandement, le dos tourné à l’écoutille et revêtue d’une combinaison de survie portant ses emblèmes de CECH, que la lampe du drone éclairait distinctement. Mais, rigide et figée, elle ne bougeait pas. « Aucun signe de vie, déclara l’opératrice du drone. Les combinaisons de survie ne transmettent aucune donnée et l’on ne détecte aucune source thermique aux infrarouges. Tous les occupants de la passerelle doivent être morts. » La sonde commença de s’y déplacer, tandis qu’Iceni se préparait à lui ordonner de s’arrêter. Elle avait déjà amassé, toute sa vie durant, une somme de souvenirs assez épouvantables pour lui donner des sueurs froides la nuit. Elle ne tenait pas à voir s’y ajouter le visage cadavérique d’une Kolani.
Mais une sirène d’alarme claironna avant qu’elle eût ouvert la bouche. « Le drone a dû heurter un circuit, expliqua l’opératrice. On détecte un flux d’énergie. Une commande a probablement été act… »
L’image que transmettait le drone disparut et une alarme encore plus bruyante se mit à beugler.
« Surcharge du réacteur du C-990, annonça Marphissa d’une voix sourde. Une chausse-trape destinée à déclencher son explosion dès l’irruption de quelqu’un sur la passerelle devait être amorcée. Nous nous trouvons à la lisière de la zone dangereuse, mais notre unité n’est pas menacée. »
Iceni gardait encore le regard braqué là où venait de disparaître l’image retransmise par le drone. Kolani était la responsable, elle en avait la certitude. Elle avait préparé ce traquenard à l’intention de ceux qui viendraient pavoiser sur sa passerelle et se rengorger de leur victoire. Peut-être avait-elle eu le temps d’espérer, en vivant ses derniers moments, qu’Iceni elle-même ferait partie de l’équipe. Désolée de te décevoir. « Rassemblez la flottille, qu’elle regagne son orbite. Dès que nous recevrons des nouvelles du C-625 ou d’une autre unité proche de la géante gazeuse, prévenez-moi. »
Son bâtiment ne se trouvait qu’à six minutes-lumière de la planète. L’information aurait un peu de retard mais pas trop. Iceni ferma les yeux, se massa le front de la main puis consulta les messages de Drakon.
Il y en avait plusieurs. En visionnant les premiers, elle connut comme une glaçante fulgurance : la lutte fratricide et la destruction qui avaient pris place à bord du C-990 n’étaient qu’un prélude aux scènes identiques qui se joueraient à la surface de la plus proche planète.
« On doit vous voir, insista Malin.
— Sortir dans cette foule, c’est le meilleur moyen de garantir son trépas », rétorqua Morgan.
Comme d’habitude, Malin et Morgan avançaient chacun de solides arguments. Drakon consulta les rapports qui affluaient sur les multiples fenêtres de com et vit des forces de police réticentes et des administrateurs locaux encore moins enthousiastes se faufiler par petits groupes au milieu de foules compactes de fêtards. Des pelotons composés de soldats s’avançaient discrètement derrière eux, le plus souvent surveillés par d’autres escouades.
Çà et là, de brèves échauffourées éclataient quand quelqu’un cherchait à briser la devanture d’un magasin de spiritueux ou d’un autre commerce, aussitôt brutalement repoussé par les agents antiémeutes, d’abord au moyen d’armes non létales puis, en cas de résistance, d’armes à feu. Mais les incidents restaient peu fréquents, la plupart des noceurs n’éprouvant aucune sympathie pour ceux qui enfreignaient la loi. On ne rejette pas du jour au lendemain un conditionnement de plusieurs générations, surtout quand l’autorité à qui il vous a soumis descend dans la rue et ne s’en prend qu’à ceux qui la violent ouvertement.
Néanmoins, Drakon avait l’impression, sans pouvoir exactement la quantifier, que la situation reposait en équilibre précaire. L’humeur de la populace oscillait sur le fil du rasoir, tantôt frivole et gaie, tantôt irresponsable et insouciante des risques : un océan humain dont les vagues pouvaient en un clin d’œil prendre mauvaise tournure.
« Ils sont contents de voir les soldats, affirma Malin. Ils voient en eux des libérateurs parce qu’ils ont égorgé les serpents. Vous devez incarner cela personnellement, général Drakon. Devenir leur sauveur, l’homme qui a arraché ce système aux griffes des Mondes syndiqués et à la terreur du SSI.
— Ils l’ont vu, déclara Morgan. Tout le monde l’a vu quand il a diffusé sa déclaration.
— Trop d’éloignement et d’isolement. Il doit se montrer au milieu des citoyens.
— Où le premier taré venu pourra le tirer à vue ! »
Drakon laissa les échos de leur discussion se réduire à un bourdonnement d’arrière-plan en même temps qu’il réfléchissait à ses options. Malin et Morgan avaient pris la bonne habitude d’exprimer clairement leur position et d’exposer au grand jour les raisons qui les sous-tendaient, mais aussi la mauvaise de les ressasser à l’envi à l’occasion de débats interminables. « Voici ce que nous allons faire », finit-il par dire, mettant instantanément un terme au débat.
Deux minutes plus tard, toujours dans sa cuirasse de combat bosselée et avec son casque à la visière relevée, Drakon sortait de son QG pour se mêler à la foule. Morgan et Malin suivaient quelques pas derrière. Vêtus de leur seule combinaison noire collante mais arborant ostensiblement des armes mortelles, ils surveillaient la foule qui entourait leur chef. Comme Drakon s’y était attendu, tous les regards se portaient sur lui et ne s’intéressaient que bien peu à ceux qui lui emboîtaient le pas. Dans cette cuirasse, il paraissait plus haut et large d’épaules que ses concitoyens. Plus grand que nature.
Le premier groupe compact de noceurs qu’il croisa s’arrêta brusquement de festoyer en s’apercevant qu’un CECH venait d’apparaître parmi eux. L’incertitude se lisait dans leurs yeux. Drakon leur sourit, du même sourire qu’il aurait adressé à ses soldats, laissant entendre « Nous sommes tous camarades mais c’est moi qui décide ». « C’est un beau jour ! déclara-t-il d’une voix sonore. Ce système est désormais le nôtre, cette planète la nôtre, et nous allons en prendre grand soin ! »
La foule l’acclama. Les ondes de sa réaction parurent s’éloigner de Drakon comme les vaguelettes d’une mare après la chute d’un rocher. Il fendit lentement mais délibérément le public ; les caméras de surveillance omniprésentes captaient son image et la retransmettaient aux quatre coins de la planète. Quelques citoyens tendaient des mains hésitantes pour toucher sa cuirasse, en s’efforçant parfois de caresser les marques de son récent combat contre les serpents. Drakon ressentait l’énergie qui se dégageait de la multitude comme s’il s’agissait d’un seul et même organisme, monstrueux et d’une incroyable puissance, et il refoula la peur qui menaçait de l’étreindre. Il avait déjà été témoin de pareils débordements sur des planètes de l’Alliance où le public repoussait en masse les soldats et les submergeait, et il nourrissait un respect salutaire pour les masses déchaînées. Mais il s’efforça de ne trahir aucune inquiétude, de garder le sourire et d’avancer à une allure régulière, tout en émettant à l’occasion de vagues commentaires sur la nécessité de préserver l’ordre, la loi et la sécurité.