Un jeunot qui, à le voir, venait tout juste d’atteindre l’âge de faire son service militaire, se planta devant lui, l’œil brillant d’émotion, sans prendre garde aux armes que Malin et Morgan braquèrent aussitôt sur sa personne. « À quand les élections ? Quand pourrons-nous réellement choisir nos dirigeants ?
— Ça viendra, répondit Drakon d’une voix forte. Tout a changé. » On ne passe pas sa vie à travailler avec la bureaucratie des Mondes syndiqués sans avoir cultivé un certain talent pour la verbalisation de vaines assurances et de promesses creuses.
Le fougueux jeune homme resta un instant planté là, l’air indécis, puis il fut bousculé par d’autres citoyens et se perdit dans la foule. Mais Drakon resta sur le funeste pressentiment qu’on n’éluderait pas aussi aisément la question dans les prochains jours.
Sur la passerelle du croiseur, Iceni et ses compagnons assistaient à la retransmission vidéo de la procession triomphale de Drakon dans les rues de la ville et aux manifestations d’adulation que lui témoignaient les citoyens. « À croire que je n’ai rien fait », lança-t-elle à la cantonade, en prenant soin d’imprimer à sa voix une intonation à la fois agacée et amusée pour dissimuler sa réelle inquiétude. Si le pouvoir dans ce système se présente désormais sous les traits de Drakon, il pourra m’évincer sans peine. Je vais devoir m’occuper de lui, tout compte fait.
Cinq
Mehmet Togo, l’assistant d’Iceni, l’appela enfin alors que son croiseur s’approchait de nouveau de son orbite autour de la planète. « Il m’a fallu un moment pour outrepasser les blocages que le SSI avait implantés dans mes systèmes, expliqua-t-il.
— Les serpents sont-ils arrivés jusqu’à mes bureaux ?
— Non, madame la CECH. Plusieurs approchaient de l’entrée de notre complexe quand ils sont tombés sur des forces terrestres. » Les lèvres de Togo ne souriaient pas mais ses yeux, eux, brillaient d’une joie mauvaise. « Ils ne sont pas allés plus loin.
— Y a-t-il des soldats des forces terrestres dans mes bureaux ou à proximité ?
— Les plus proches sont dehors, dans les rues, où ils se chargent de contenir la foule », répondit Togo. Si des soldats s’étaient effectivement trouvés près de lui, hors de vue mais leurs armes braquées sur sa tête, il lui aurait servi une phrase codée pour lui faire comprendre qu’il était soumis à une forme de coercition, or il s’en était abstenu : Tout va bien. Parfaite expression aux yeux d’Iceni, dans la mesure où tout ne va jamais vraiment bien. Il y a toujours quelque chose qui posera problème.
« Je vais emprunter une navette dans moins d’une demi-heure pour descendre à la surface. Je veux un rapport complet sur les intentions de Drakon avant mon départ, et je tiens à ce que nous disposions d’un accès au moins aussi large que le sien aux systèmes de transmission et de surveillance planétaires.
— À vos ordres, madame la CECH.
— Je te télécharge des enregistrements du combat que nous avons livré et remporté contre la flottille de la CECH Kolani. Veille à ce qu’ils soient diffusés publiquement, en même temps que la nouvelle de l’élimination, par ma force, de la menace d’un bombardement orbital qui pesait sur la planète. Je veux qu’en levant les yeux au ciel les citoyens comprennent que les vaisseaux de guerre qui gravitent encore dans ce système stellaire sont là pour nous protéger, et non pour nous menacer, et que c’est grâce à moi.
— Belle formulation, madame la CECH. Comptez sur moi pour m’assurer que tous les citoyens l’entendront avant l’atterrissage de votre navette. »
Iceni eut une moue exaspérée : la journée avait été longue et elle était loin d’être terminée ; les variables dont il fallait tenir compte étaient trop nombreuses et les informations trop chiches. Au moins Togo était-il encore en vie et des soldats ne rôdaient-ils pas dans ses bureaux. Si Drakon avait l’intention d’accaparer le pouvoir, il ne se montrait ni trop bravache ni trop visible.
Peut-être pouvait-elle s’entretenir de nouveau avec lui avant d’atteindre la surface, où elle se retrouverait à la merci de ses soldats. Elle tendait déjà la main vers les touches de contrôle quand le C-625 l’appela enfin depuis sa position proche de la géante gazeuse.
La femme qui transmettait le message n’en était pas le commandant et portait une combinaison de serpent. Deux signes de mauvais augure, dont les funestes implications furent bientôt confirmées. « Ici la cadre supérieure du SSI Jillan, à l’intention de la traîtresse Iceni. L’ex-CECH de cette unité des forces mobiles a été sommairement exécuté, ainsi que plusieurs de ses adjoints. Le SSI en a pris provisoirement le contrôle et ne répondra qu’aux ordres des CECH Hardrad et Kolani. Au nom du peuple, Jillan, terminé. »
Malédiction ! Soit les serpents de ce C-625 s’étaient montrés plus alertes et réactifs, soit son commandant et ses adjoints trop lents à la détente. Iceni enfonça la touche de réponse. « À l’adjointe du SSI Jillan et à tout le personnel à bord du C-625, ainsi que celui de l’installation principale des forces mobiles, ici la CECH Iceni. Les CECH Hardrad et Kolani sont morts. Tout comme, au demeurant, tous les agents du SSI de Midway. Je contrôle désormais l’ensemble des forces mobiles du système, et le CECH Drakon, mon allié, la surface de la planète. Midway est désormais indépendant des Mondes syndiqués et l’autorité du SSI n’y a plus cours. Proclamez la reddition du C-625. Si vous obtempérez, nous accorderons la vie sauve et un libre transfert hors de ce système stellaire à tout le personnel du SSI qui se trouve à son bord, ainsi qu’à celui des unités qui l’accompagnent. Nous attendons une prompte réponse de votre part. Au nom du peuple, Iceni, terminé. »
Akiri ne posait pas de questions, mais Marphissa et lui avaient très certainement, chacun de son côté, puisé des informations dans ce message afin de s’assurer des intentions de leur supérieure.
Iceni se tourna dans leur direction et, faisant mine d’ignorer qu’ils en connaissaient déjà la teneur, s’efforça de s’exprimer d’une voix égale : « Les serpents contrôlent le C-625.
— Devons-nous planifier une interception ? » s’enquit Marphissa.
Akiri secoua la tête. « Ils sont trop loin et pourraient aisément nous échapper. Nous n’arriverions jamais à les rattraper.
— Avons-nous une alternative ? » demanda Iceni.
Akiri réfléchit puis se tourna vers Marphissa. Celle-ci rumina un instant avant d’esquisser un geste d’impuissance. « Nous ne pouvons pas les rattraper, confirma-t-elle. Sauf s’ils choisissent de se battre, ce qui me paraît peu probable. Le personnel du SSI qui contrôle le C-625 n’a pas l’expérience du combat. Il ne saurait pas manœuvrer ce croiseur.
— Ils pourraient malgré tout laisser aux systèmes automatisés le soin de se charger des manœuvres et des tirs, grommela Akiri. Ils savent sans doute que ce serait suicidaire, mais nous ne pouvons pas tabler sur leur conscience de la vanité d’un tel engagement. »
Iceni hocha lentement la tête. « L’argument est tout aussi irréfutable. Je leur ai demandé de se rendre, mais ils s’y refuseront. Ils vont piquer sur le portail de l’hypernet. » Marphissa et Akiri lui adressèrent un regard surpris. « Les serpents qui tiennent le C-625 ne sont pas dans la même situation que la CECH Kolani. Ils ne sont pas responsables du contrôle de ce système. Leur responsabilité se limite au C-625 et ils s’en sont acquittés avec succès. Ils peuvent fuir, rejoindre le gouvernement central de Prime et lui annoncer leur victoire personnelle ainsi que l’échec de leurs supérieurs. Et c’est bel et bien ce qu’ils feront. »