— J’en ai entendu parler mais je n’y suis jamais allée. La planète est d’une beauté à couper le souffle, paraît-il.
— Effectivement. Mais, quand je regarde ces images, je me demande si cette montagne et ce lac sont toujours là ou si un bombardement orbital n’a pas transformé le paysage en une plaine dévastée, vérolée de cratères et privée de vie. Nous savons que le système syndic a échoué. Le premier imbécile venu l’aurait compris quand la fichue flotte de l’Alliance est venue se baguenauder en Midway pour nous apprendre que la guerre était finie. » Il eut un reniflement méprisant. « Notre propre gouvernement, le si efficace et compétent pouvoir central des Mondes syndiqués, n’a pas su nous avouer lui-même qu’il l’avait perdue. Non. L’ennemi a dû se pointer ici en personne pour nous le faire savoir, avant d’en chasser un ramassis de vaisseaux Énigmas dont nous étions incapables de triompher alors que nous avions passé des décennies à tenter de nous renseigner sur cette espèce, tandis que l’Alliance n’a mis que quelques mois à trouver le moyen de la mettre en déroute.
— Elle avait Geary, déclara Iceni d’une voix sourde. Black Jack.
— Black Jack. » Drakon secoua la tête. « Je ne crois absolument pas à cette information que nous avons reçue selon laquelle il serait revenu d’entre les morts.
— Et pourtant si, répondit Iceni. Il est bel et bien revenu. Je lui ai parlé moi-même. Ce n’est pas une ruse. Il nous a peut-être fait une fleur.
— En coupant les pattes au gouvernement des Mondes syndiqués ? Peut-être. La ploutocratie s’est toujours justifiée elle-même en se targuant de sa supériorité sur les autres systèmes, et en particulier sur une Alliance inefficace. » Drakon eut un regard empreint de scepticisme. « Je vais laisser au reliquat de l’autorité syndic sur Prime le soin de découvrir les raisons pour lesquelles nous n’avons pas su gagner une guerre en dépit d’un siècle d’efforts, avant de nous faire botter le cul par un type censément trépassé depuis cent ans. Êtes-vous sûre au moins que Black Jack ne reviendra pas tenter d’ajouter Midway à un nouvel empire ? »
Iceni baissa les yeux, le regard voilé, en se remémorant les messages qu’elle avait reçus de Geary. « Je ne suis sûre de rien, mais il m’a eu l’air sincère. Un authentique officier s’acquittant de sa mission militaire. Soit il est bien réel, soit c’est la plus grosse escroquerie dont j’aie jamais été témoin.
— Il doit forcément viser un objectif.
— S’il était des nôtres, il en aurait certainement un. » Elle regarda Drakon dans le blanc des yeux. « À propos d’objectif, nous avons toujours besoin l’un de l’autre, si je ne me suis pas encore pleinement fait comprendre à cet égard. Si vous cherchiez à me trahir, vous y réussiriez peut-être, mais, bien que les serpents ne soient plus là, vous risqueriez de m’accompagner dans ma chute. À toutes fins utiles. »
Drakon lui sourit. Sa voix comme son visage restèrent inexpressifs. « Je l’ai déjà pressenti. J’ai le contrôle des forces terrestres ici et dans tout Midway… (il mima d’une main le geste de braquer une arme sur elle) et vous celui des forces mobiles. »
Iceni le singea en le visant elle-même de l’index. « Espérons qu’aucun de nous deux n’aura la stupidité de contraindre l’autre à appuyer sur la détente.
— Que puis-je vous promettre qui vous rassurerait assez pour regagner la planète ?
— Vos promesses restent lettre morte. » Elle le dévisagea de nouveau en regrettant de ne pas mieux le connaître. « Mais j’ai effectivement le contrôle des forces mobiles, et je peux vous dire que, s’il m’arrivait quelque chose, des dispositifs de l’homme mort implantés dans mes systèmes de visée déclencheraient automatiquement un bombardement de la planète par les projectiles cinétiques stockés sur ces vaisseaux.
— Je ne voudrais pas assister à cela. »
Impossible de dire s’il la croyait ou non. En réalité, elle n’avait pas eu le temps d’installer ces programmes. Mais l’essentiel, c’était que Drakon la crût ou, à tout le moins, qu’il restât dans l’incertitude quant à l’existence de ces moyens de représailles. « Moi non plus. Contente de voir que nous nous comprenons. Je vais bientôt emprunter une navette pour regagner la surface. Je crois qu’il serait nécessaire que nous ayons le plus tôt possible un entretien en tête à tête dans un local sécurisé. Où pourrions-nous nous retrouver ? »
Drakon s’accorda un instant de réflexion. Iceni savait ce qui le préoccupait. S’il se rendait dans ses bureaux, il donnerait encore plus l’impression de lui être inférieur. Si au contraire elle lui rendait visite dans son QG, il passerait pour tenir les commandes.
« Il existe, à mi-chemin de vos bureaux et de mon QG, des locaux sécurisés qu’entretenaient les serpents, finit par déclarer Drakon. Nous les avons déjà explorés en quête de fugitifs, mais je veillerai à ce qu’ils soient de nouveaux inspectés avant que vous ne débarquiez, au cas où il subsisterait du matériel de surveillance ou des chausse-trapes du SSI. Cela vous paraît-il acceptable ? »
C’était se fier à la bonne volonté et à l’efficacité de Drakon et de ses gens. Mais elle serait flanquée de ses gardes du corps, qui porteraient sur eux, bien caché, un matériel à même de détecter toutes sortes de dangers et de menaces. Elle pesa le pour et le contre. « Très bien. Je vous préviendrai dès mon atterrissage. »
En sortant de la navette, Iceni aperçut Togo et plusieurs de ses gardes de corps en train de l’attendre au pied de la rampe. Un peu plus loin, soldats et véhicules militaires étaient déployés tout autour du terrain d’atterrissage. « Que font-ils là ? » demanda-t-elle.
Togo eut un geste d’impuissance. « Sécurité et cordon sanitaire, selon eux. Ils n’ont pas cherché à entraver nos mouvements.
— Nous verrons bien si ça dure. » Au moins Drakon avait-il eu la courtoisie de disposer ses hommes à une certaine distance plutôt qu’à proximité d’Iceni, où ils auraient eu l’air de la surveiller.
Elle prit la direction de ses bureaux. « Comment ça se présente ? »
C’était l’ouverture idéale pour Togo, où il aurait dû s’apprêter à dire « Tout va bien. » « Ça pourrait être pire », se borna-t-il à affirmer.
En franchissant certaines des barrières qui entouraient le terrain, Iceni aperçut les foules qui grouillaient dans les rues de la ville. Le tumulte qui en montait, et dont elle n’avait distingué jusque-là qu’une sorte de bourdonnement sourd en arrière-plan, gagnait en volume à mesure qu’elle s’en approchait. Au terme d’un bref instant de tension, elle se rendit compte qu’elle percevait de nouveau des acclamations. « Elles me sont destinées ? s’étonna-t-elle.
— Vous faites partie de leurs libérateurs, CECH Iceni, répliqua Togo, le visage impassible. Les citoyens se réjouissent de ne plus voir dans les forces mobiles une menace mais, grâce à vous, les gardiens de leur sécurité. »
Prise d’une stupide impulsion, Iceni agita la main et entendit les vivats s’élever plus forts. Ça faisait un bien fou, et, en même temps, c’était un tantinet effrayant. « Drakon se fait maintenant appeler général. Il me faut un nouveau titre. Celui de CECH a des connotations funestes et sent trop ses Mondes syndiqués. »
Togo sortit son unité de com en marchant. Les gardes du corps les filaient discrètement. Il posa une question au moteur de recherche et lut la réponse en fronçant les sourcils. « Il y a de nombreuses possibilités. Reine ?