Mais il savait en revanche qu’il devait à présent donner l’impression de se conformer à la routine s’il ne voulait pas mettre la puce à l’oreille des serpents. L’air insouciant, il longea d’un pas vif les devantures des magasins et finit par sortir du centre commercial puis bifurqua pour passer devant la façade de l’immeuble d’aspect innocent qui hébergeait secrètement l’antenne de surveillance locale du SSI. Adopter une allure nonchalante quand on se sait coupable et qu’on déambule devant les gens mêmes qui sont chargés de faire appliquer les lois demande certes une certaine pratique, mais on ne devient pas CECH sans avoir acquis une solide expérience.
Les citoyens qu’il croisait dans la rue s’écartaient machinalement en apercevant son complet ; certains cherchaient avec empressement à le regarder dans les yeux pour se faire remarquer de lui, tandis que d’autres, tout aussi nombreux, s’efforçaient d’éviter d’attirer son attention. Les sujets des Mondes syndiqués avaient appris leurs leçons, l’une d’entre elles étant précisément que l’intérêt que vous portait un CECH restait une épée à double tranchant, qui pouvait vous valoir des avantages aussi bien que les pires calamités.
À les voir ainsi réagir par une crainte mêlée de soumission servile, la première étant sans doute authentique et la seconde vraisemblablement feinte, Drakon songea aux toutes dernières paroles de Malin. Que se passerait-il ensuite ? Trouver le moyen de supprimer les serpents sans prendre le risque de faire sauter la moitié de la planète l’avait tracassé tant et plus, et il n’avait pas menti en affirmant qu’il n’avait pas pu discuter de cette question avec Iceni. Tous deux avaient à peine osé quelques brèves rencontres occasionnelles, au cours desquelles s’esquissait, à coups de phrases et de mots codés, leur collaboration dans une entreprise conjointe destinée à abattre les serpents, sauver leur propre peau et, peut-être, accorder à ce système stellaire une petite chance de survivre à l’empire syndic en voie d’effondrement. Midway se retrouverait en proie aux affres de l’agonie des Mondes syndiqués ou s’affranchirait de leur tyrannie.
Mais ensuite ? Il ne connaissait que la méthode syndic et Malin affirmait qu’elle avait fait chou blanc. Comment diable pouvait-on continuer à faire fonctionner ce système en évitant qu’il ne parte en quenouille ? À la mode de l’Alliance ? Drakon n’en savait pas grand-chose et se méfiait du peu qu’il avait appris.
Il secoua la tête, les sourcils froncés ; les citadins les plus proches se pétrifièrent comme des lapins devant un loup, en espérant qu’il ne les remarquerait pas. Il ne pouvait se permettre de penser à eux pour l’instant, ni même de réfléchir de façon précise à ce qui remplacerait ici la férule syndic. Il lui fallait concentrer toute son attention sur la nécessité de survivre à cette journée.
Plus d’un citoyen qui l’observait avec méfiance se demandait sans doute pourquoi un CECH déambulait en public sans aucun garde du corps pour le protéger, mais cette situation n’avait rien d’inouïe. Drakon lui-même en avait pris l’habitude au cours des derniers mois et en avait nonchalamment fait état, à telle enseigne que le bruit qu’il savait se débrouiller tout seul reviendrait assurément aux oreilles de la Sécurité interne. Les serpents ne mettraient certainement pas en doute l’assurance et l’arrogance d’un CECH, encore qu’en l’occurrence, dans le cas de Drakon, son entraînement au sein des forces terrestres et l’équipement dissimulé dans son complet de cadre exécutif lui auraient sans doute permis d’affronter avec confiance la plupart des menaces, pourvu qu’il variât fréquemment son itinéraire afin de déjouer les tentatives d’assassinat.
Il lui fallut un quart d’heure pour atteindre les bureaux de la commandante en chef Gwen Iceni, représentante la plus haut gradée des Mondes syndiqués dans le système stellaire de Midway. Mais Malin avait raison : tout message pouvait être intercepté, tout code compromis ou craqué. Si le SSI avait vent de ses projets maintenant qu’il était trop engagé pour reculer, ça pouvait se solder par un désastre.
Les divers gardes du corps ou systèmes automatisés qui servaient de barrières de sécurité à Iceni le laissèrent passer librement en dépit des armes qu’il portait sur lui. Si elle projetait de le trahir, elle ne s’y résoudrait sans doute qu’après que les forces de Drakon auraient liquidé les serpents dont tous deux voulaient se débarrasser. Et elle était sans doute parvenue à la même conclusion que lui-même : il ne la frapperait pas tant qu’il aurait besoin d’elle pour gérer les forces mobiles encore présentes dans le système.
Mais toutes ces mesures de protection n’exigèrent pas moins un certain temps, temps qu’il ne pouvait se permettre de perdre, de sorte qu’en entrant dans le bureau d’Iceni il eut le plus grand mal à dissimuler son irritation et sa colère.
La salle avait sans doute la munificence à laquelle on pouvait s’attendre de la part du poste de travail du CECH d’un système stellaire, mais proportionnellement à la relative prospérité de Midway. La hiérarchie des Mondes syndiqués avait l’art et la manière en ce domaine. Une trop grande ostentation aurait dangereusement attiré l’attention des supérieurs d’Iceni, qui se demanderaient alors jusqu’à quel point elle détournait les impôts à son profit et se poseraient des questions sur ses ambitions, tandis qu’une trop grande modestie dans le choix et la taille de ses meubles serait pour ses supérieurs et ses subalternes un signe de faiblesse. Pour l’heure, apparemment sereine, elle invita Drakon à s’asseoir puis consulta l’écran de sa console. « La sécurité est totale dans cette pièce, affirma-t-elle. Nous pouvons parler librement. Vous n’avez pas amené de garde du corps. Vous me faites à ce point confiance ?
— Pas vraiment. » D’un geste, Drakon montra la direction générale du QG du SSI. « Il existe une chance, petite certes mais bien réelle, pour qu’un de mes gardes du corps ait été partiellement retourné et fournisse aux serpents des renseignements sur mes faits et gestes. Pour l’instant, ils surveillent l’entrée de mon centre de commandes, persuadés que je suis encore à l’intérieur. Vous fiez-vous entièrement aux vôtres ?
— Je n’en ressens pas le besoin, rétorqua Iceni sans vraiment répondre à la question. Lorsque j’entreprendrai enfin une action qui risque d’alarmer les serpents, vous aurez honoré votre part du marché. Vos gens sont-ils prêts ?
— Nous frapperons comme prévu à quinze heures précises les quatre sites principaux du SSI. Je mènerai personnellement l’assaut contre son complexe dans cette ville, et trois de mes plus fiables commandants investiront les antennes d’autres cités, en même temps que des escouades de mes forces s’attaqueront partout à ses autres postes. »
Iceni approuva d’un hochement de tête puis releva les yeux vers le plafond. « Qu’en est-il des stations orbitales et des autres installations extraplanétaires ?
— Des gens prêts à intervenir sont postés partout où se trouvent des serpents. Sauf dans les forces mobiles, bien entendu.
— C’est moi qui m’en charge. Vous avez beaucoup de soldats en activité. Êtes-vous sûr que les serpents ne sont pas alertés ? »
Trop crispé pour s’y résoudre avec aisance, Drakon ne s’était pas assis en dépit de l’invite d’Iceni. Mais il ne pouvait pas se permettre de faire preuve de faiblesse ou de fébrilité devant un autre CECH, sinon Iceni ne manquerait pas de lui sauter à la jugulaire tel un loup fondant sur un cerf chancelant. Il se contenta donc de hausser les épaules en feignant l’indifférence. « Je ne peux pas en avoir la certitude. C’est une opération de grande envergure, de sorte qu’il n’est pas exclu qu’ils s’aperçoivent de quelque chose. Mais ça ne devrait pas suffire à les alarmer. Nous avons dû activer un peu le mouvement au cours des derniers jours en raison de l’ordre arrivé de Prime, mais tout était déjà planifié. »