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— Ne pourriez-vous pas récupérer le dernier croiseur ? demanda Drakon. Le C-625 ?

— Il se trouve à une heure-lumière et demie, général, répondit Iceni. Savez-vous à combien de milliards de kilomètres cette distance correspond ?

— Je me suis appuyé assez de marches forcées pour savoir à quoi correspond un kilomètre, rétorqua Drakon d’une voix plus tranchante. Manœuvrer n’est qu’une affaire de planification. Il ne s’agit que de savoir prévoir et devancer les actions de l’ennemi. »

Iceni eut un sourire sans joie. « Si seulement les combats spatiaux étaient aussi simples que les combats au sol…

— Simples ? » Iceni avait manifestement touché une corde sensible. Drakon la fusillait ouvertement du regard. « Je suis persuadé que, dans l’espace, où l’on peut pilonner l’ennemi sans voir son visage, sans même parler du sang et des cadavres, tout est facile, propre et stérile, mais c’est bien différent et autrement ardu dans la boue. »

Des images cauchemardesques du C-990 traversèrent fugacement l’esprit d’Iceni. À sa propre surprise, sa voix resta ferme et assurée. « Vous sous-estimez grandement la violence de la guerre spatiale, en dépit du silence qui règne dans le vide. »

Quelque chose dans son intonation dut néanmoins frapper Drakon, car sa colère parut s’apaiser ; il se mit à étudier attentivement le visage de son interlocutrice. « Vous avez perdu beaucoup de monde ?

— Non. Sauf sur le C-990.

— Il n’y avait aucun survivant à bord, intervint Togo d’une voix impavide. Ils se sont entre-tués lors de luttes intestines.

— Intestines, hein ? » Drakon hocha la tête et se radossa. « Ç’a dû être épouvantable. Très bien. Il y a donc quatre croiseurs lourds et quelques unités légères. Je dispose d’assez de forces terrestres pour tenir la planète sans difficulté, surtout lorsque j’aurai obtenu de toutes les troupes locales qu’elles accélèrent le mouvement puisque je n’ai plus à m’inquiéter de marcher sur les pieds d’aucun CECH, à présent tous éloignés d’une centaine d’années-lumière. »

Reprenant contenance, Iceni afficha une image de cette région de l’espace. « Selon de récentes informations, quelques autres forces mobiles sont stationnées dans des systèmes voisins. Je vais y envoyer des avisos afin de les inviter à se joindre à nous. Aux dernières nouvelles, il s’en trouvait à Taroa, Kahiki et Lono.

— Aucune à Kane, Laka, Mauï et Iwa ? » demanda Drakon, citant les quatre systèmes qu’on pouvait gagner par point de saut depuis Midway. C’était d’ailleurs cet accès à un nombre inhabituellement grand d’étoiles qui lui valait ce nom : Mitan.

Drakon n’eut pas besoin de citer le huitième système stellaire accessible. On avait depuis longtemps abandonné Pele à l’espèce Énigma. Tous les vaisseaux syndics qu’on y avait dépêchés avaient disparu sans laisser de traces.

« Pas à notre connaissance, répondit Iceni. Les unités que nous enverrons à Taroa, Kahiki et Lono nous transmettront des renseignements sur ce qui s’y passe comme sur ce qu’elles auront appris des autres systèmes. Dès que ces informations nous parviendront, je dépêcherai une seconde vague pour explorer les suivants.

— Très bon plan », approuva Drakon.

Iceni le scruta en réfléchissant à ce qu’elle ferait ensuite. Bien qu’ils eussent déclenché cette rébellion ensemble, chacun en savait bien peu sur la personnalité de l’autre. La coordination avait nécessairement dû s’effectuer au moyen de messages les plus brefs possibles, et toutes leurs communications et rares rencontres sous couleur de leurs devoirs et responsabilités officiels de Syndics. Toute autre méthode aurait trahi leur collaboration et leurs projets, d’autant que les serpents restaient vigilants. Les rapports officiels leur étaient sans doute accessibles, à l’un comme à l’autre, mais ce que les serpents en écartaient demeurait ambigu. Elle connaissait le visage de Drakon mais pas ce qui se dissimulait derrière ce masque, et sans doute éprouvait-il la même impression à son égard.

Elle se décida enfin à affronter une question explosive. « Maintenant que vous avez donné votre accord à mon plan concernant les forces mobiles, commença-t-elle en se penchant, j’aimerais avoir au moins un aperçu de ce que font vos propres troupes. Je crois comprendre que des forces terrestres gardent les complexes où sont hébergées les familles des serpents.

— C’est exact. » Drakon soutint son regard sans broncher. « Tous les serpents en ont été extirpés. Il n’y reste que leur famille.

— Que comptez-vous en faire, général ? »

Drakon réfléchit un instant puis exhala longuement. « Je me pose encore la question. »

Sur sa gauche, le colonel Morgan réussit à laisser transparaître sa désapprobation sans émettre un seul son ni remuer d’un poil.

Togo brisa le silence qui s’ensuivit : « Elles ne seront plus jamais les bienvenues dans ce système. Ni en sécurité. »

Drakon laissa de nouveau percer la colère qui bouillait en lui. « Que proposez-vous, en ce cas ?

— Il est trop tard pour laisser aux citoyens le soin de régler cette affaire à notre place…

— Je ne permets à personne de résoudre mes problèmes parce que ça me faciliterait la tâche », aboya Drakon.

Iceni le dévisagea en s’efforçant de rester impassible. « Elles ne peuvent pas rester à Midway. Ni vous ni moi ne tenons à des massacres collectifs. Ça ne nous laisse pas le choix. Il faut les entasser dans un vaisseau et les envoyer ailleurs. Peut-être à Prime. »

Morgan prit enfin la parole : « Gaspiller un vaisseau pour si peu ? Nous ne le reverrions jamais.

— C’est probable, dit Togo. C’est une option trop coûteuse.

— Tous voudront se venger, insista Morgan. Quand on nettoie un nid de vipères, il faut les tuer toutes, même dans l’œuf. Sinon, les jeunes et les survivants vous tombent un jour ou l’autre sur le poil.

— Cette option-là n’est pas envisageable », lâcha Drakon.

Iceni hocha la tête. « Je suis d’accord.

— Mon général… insista Morgan.

— Il suffit. »

Morgan se rassit, le visage de nouveau inexpressif. Le colonel Malin adressa alors un signe de tête à Iceni. « Il me semble que l’idée du vaisseau reste notre meilleur choix, surtout si, par notre puissance militaire, nous réussissons à impressionner ces gens avant leur départ. Le C-625 apportera des nouvelles des forces présentes sur place à son départ. Si nous attendions qu’il s’en aille, nous pourrions leurrer ces familles et leur faire croire que nos forces mobiles ont reçu des renforts et qu’elles sont beaucoup plus importantes qu’en réalité. Et c’est ce que croira Prime.

— De la désinformation ? fit Iceni. Sous couleur d’action humanitaire ? J’apprécie votre raisonnement, colonel. »

Togo approuva d’un geste. « Un vaisseau marchand serait un maigre prix à payer pour tromper le gouvernement syndic sur la réalité de nos forces. »

Ce que tous savaient restait toutefois dans le non-dit : compte tenu de tous les systèmes stellaires qui échappaient l’un après l’autre au contrôle des Syndics, Prime devait choisir ceux d’entre eux qu’il lui faudrait impérativement reconquérir. Avec son portail et ses points de saut donnant accès à de nombreuses étoiles, sans rien dire de sa proximité immédiate avec le territoire Énigma, Midway tiendrait sans doute un rôle prioritaire dans sa contre-attaque. Il ne s’agissait pas de savoir si Prime enverrait une flottille pour tenter de rétablir son autorité, mais quand elle le ferait.