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« Nous sommes apparemment tombés d’accord. Travaillez sur ce projet avec l’état-major de la CECH Iceni, ordonna Drakon à Malin.

— De la présidente Iceni, rectifia celle-ci.

— Présidente ? » Les lèvres de Drakon esquissèrent un demi-sourire. « Que signifie exactement ce mot ?

— Ce que je veux lui faire dire. »

Le sourire de Drakon s’élargit. « Très bien. Débarrassons-nous une bonne fois pour toutes du boulet syndic. »

Le colonel Malin posa les coudes sur la table et fixa Iceni puis Drakon. « Ce qui soulève une question que nous devrions aborder avant qu’elle ne nous soit imposée de force. Vous avez tous vu ces foules. Ces gens sont satisfaits pour l’instant. Les mesures que nous avons prises pour maintenir l’ordre ont suffi. Mais, demain, ils se réveilleront avec la gueule de bois, fixeront le soleil levant en clignant des yeux et se demanderont ce qui a vraiment changé sous ce soleil. »

Morgan affichait à présent son dédain, toujours aussi muette et figée.

« Que suggérez-vous ? » demanda Iceni.

Malin embrassa l’extérieur d’un geste. « Nous savons tous à quel point la vie était pénible sous la férule syndic. Seuls les échelons les plus élevés de la société en tiraient réellement profit. La notion même de propriété restait étrangère à la grande majorité des citoyens. Le besoin de sécurité exigeait sans doute la soumission au gouvernement, mais cette docilité avait ses limites. Dois-je vous citer les évaluations de la gabegie due à la corruption et au gaspillage ? Mettre en exergue la fréquente inefficacité de nos usines et fabriques ? Si nous voulons que ce système prospère, nous devons faire en sorte que nos concitoyens s’imaginent qu’ils bénéficieront d’une part du gâteau. »

Iceni lui décocha un sourire poli mais glacé. « Je n’ai aucunement l’intention de céder le pouvoir à la populace. » Cette déclaration lui valut une autre infime réaction de Morgan, approbatrice cette fois.

« Nous devons rester aux commandes, affirma Malin. Mais il y a de nombreux niveaux sous le nôtre. On pourrait offrir aux plus bas échelons, gouverneurs, conseillers municipaux, maires et autres édiles, une fonction réellement élective. »

Drakon en avait l’air aussi peu persuadé qu’Iceni.

Mais Togo approuva de la tête. « J’ai senti la puissance de la foule. Elle n’acceptera pas que ça se reproduise. Il faut lui donner un os à ronger. Avec de la viande dessus, autant que possible. Voire une substance synthétique qu’elle prendra pour l’article d’origine.

— Des fonctions subalternes ? s’enquit Drakon.

— Et où situerez-vous la frontière ? demanda Morgan. Offrez-leur les conseillers municipaux et ils exigeront le droit de choisir leurs maires, leurs superviseurs régionaux puis les généraux et le président lui-même. Tenez-vous vraiment à ce que l’homme de la rue aille fouiller dans les archives et s’informe de ce que nous avons fait par le passé ?

— Nous ne pouvons pas contrôler les foules par la seule force… s’insurgea Malin.

— Moi si ! le coupa Morgan. Donnez-m’en le pouvoir et les effectifs et je ferai dégager les rues. Et chaque citoyen me dira “Oui, m’dame, à vos ordres, m’dame, une pleine charretée avant le lever du soleil !” »

Au terme d’une courte pause durant laquelle Iceni s’efforça de ne pas dévisager Morgan, Drakon reprit la parole. « C’est sans doute une option envisageable, mais elle a de gros travers. Dont un surtout : nos troupes ont les mains liées, elles sont en garnison dans les villes où elles surveillent la population, de sorte qu’on ne peut pas les envoyer partout à la fois. »

L’argument parut au moins se frayer un chemin jusqu’au cerveau de Morgan, sinon jusqu’à celui des autres intervenants. « C’est vrai. Mais nous affronterions le même problème si nous laissions aux citoyens assez de latitude pour qu’ils s’imaginent pouvoir se dispenser d’obéir.

— Ouais. C’est effectivement épineux. Mais comment les contenter sans les gâter au point de les inciter à se convaincre qu’ils pourraient exiger davantage ?

— Nous ne pouvons pas les satisfaire tous, répondit Malin. Quelques-uns, une minorité, exigeront demain la démocratie. Nous pourrions mettre en exergue les avancées qui montreraient suffisamment que la situation a changé, et conserver ainsi la grande majorité dans notre camp.

— Suffisamment ? s’enquit Togo.

— Et comment le définir ? interrogea Morgan. Donnez-leur trop peu à leurs yeux et ils voudront davantage. Si vous cédez une première fois à leurs exigences, ils se persuaderont que vous continuerez. »

Si sanguinaire que fût Morgan, elle avançait de solides arguments. Iceni se tourna vers Togo. « Le général Drakon a d’ores et déjà joué la carte de la sécurité. Ne mettez pas en danger vos maisons et vos familles. À quel autre expédient pourrions-nous bien recourir pour mettre un frein à la tentation des citoyens de prendre leurs affaires en mains ? »

Togo fixait pensivement le plafond, le front plissé. « Diviser pour régner. Une méthode très ancienne mais très efficace. Que se passerait-il si les citoyens avaient le droit de vote ? Les villes vont-elles tout s’accaparer parce qu’elles hébergent le plus grand nombre d’électeurs ? Leur refusera-t-on ce qu’elles veulent parce que de puissants blocs d’autres votants se formeront pour s’emparer du contrôle de trop nombreux postes électifs ? Les changements doivent se faire avec prudence si l’on ne veut blesser personne. Si la présidente Iceni, sur les conseils et avec le consentement du général Drakon – deux personnes en qui tous voient qu’ils œuvrent pour les citoyens puisqu’ils ont expulsé les serpents de Midway –, si la présidente, donc, nommait ceux qui accèdent aux fonctions supérieures, nous serions certains de préserver les intérêts de tous. »

Drakon eut un sourire torve. « Bon sang ! J’ai failli vous croire sincère.

— La propagande la plus efficace se fonde toujours sur une parcelle de vérité, qui donne aux arguments qui en découlent solidité et légitimité illusoire. »

Ce coup-ci, Morgan elle-même parut impressionnée.

« Toutefois, je tiens à ce que ces nominations se fassent à parts égales, ajouta Drakon. La présidente Iceni pourra adouber la moitié de ces gens et moi l’autre, sur ses conseils et avec son consentement.

— Équitable, admit Iceni.

— S’agissant des fonctions subalternes, le processus des élections exigera une certaine préparation, poursuivit Togo. Il faudra confirmer la fiabilité du logiciel dans le décompte des voix plutôt que d’annoncer directement le total souhaité. Bloquer tous les accès au programme qui permettraient un tripatouillage des résultats. À l’exception, bien entendu, de ceux, dissimulés, que le général Drakon et la présidente Iceni tiendraient à voir subsister. Il faudra dénicher des candidats, financer des campagnes. On ne peut pas précipiter le mouvement sans refuser aux candidats potentiels la possibilité de se présenter. Ça risque d’être très long. »

Iceni opina. Elle souriait ouvertement, tout en se demandant pourquoi, en son for intérieur, elle éprouvait une sorte d’insatisfaction. Pourquoi n’est-ce pas la solution à laquelle j’aspirais ? Ça y ressemble pourtant. Mais le système syndic a échoué, et n’est-ce pas précisément une tentative pour le perpétuer ?

J’ai besoin d’un peu de temps pour réfléchir. La solution de Togo me l’accordera. Mais il faut que je réfléchisse.

Elle fixa Drakon par-dessus la table. Le regard de l’homme trahissait-il toujours la même frustration ou bien était-ce le fruit de son imagination ? « Attelons-nous-y », déclara-t-elle. Nul n’objecta.

En réintégrant le complexe de son QG, Drakon sentit qu’il se détendait pour la première fois depuis très longtemps. La journée avait été rude mais il avait réussi. Ils avaient réussi. Iceni et lui.