Et il en avait aussi appris un peu plus long sur son compte. À moins qu’elle ne soit une comédienne hors pair, elle avait eu l’air sincèrement secouée par les pertes des forces mobiles lors de l’engagement. C’était rassurant. Les chefs capables de rayer les vies humaines d’un trait de plume pour les passer en profits et pertes risquaient de faire de même avec leurs alliés.
Il n’avait pas encore décidé s’il la recontacterait ultérieurement, afin de la rencontrer en tête à tête pour lui parler des quatre sentinelles du SSI et de leur famille à qui l’on procurait une nouvelle identité et une nouvelle maison. Iceni n’exigerait vraisemblablement pas leur exécution, mais on ne savait jamais. Sinon il aurait fallu les embarquer sur le même transport que les exilés, et comment ces quatre-là auraient-ils expliqué leur survie à leurs camarades quand tous les autres serpents étaient morts à la surface ? Non, ce serait trahir sa promesse. Sans leur assistance, il n’aurait jamais pu gagner le principal nodal de surveillance. Drakon payait ses dettes.
Autant dire qu’il était également redevable à Iceni. Mais il valait mieux laisser planer un flou salutaire à cet égard, car elle verrait certainement dans ce témoignage de reconnaissance l’acceptation de sa dépendance.
L’unité de com de Malin bourdonna de manière pressante. Le colonel la consulta. Son visage perdit son impassibilité à mesure qu’il lisait. « Mon général ? »
Au temps pour le répit. « Qu’y a-t-il ?
— Il va falloir modifier ce que nous avons dit à la présidente Iceni au sujet de notre mainmise sur toutes les installations extraplanétaires importantes. »
Six
« Qui et où ? demanda Drakon.
— Le colonel Dun. »
Bien qu’il se trouvât à l’intérieur d’un immeuble, Drakon leva machinalement les yeux au ciel ; même s’il avait fait nuit, il n’aurait pas pu voir la principale installation orbitale de la planète.
« Que fabrique-t-elle ? Son dernier rapport affirmait que tous les serpents de cette station avaient été neutralisés et qu’elle-même se soumettait à mon autorité.
— Je crains que la solidité de son contrôle ne soit plus le problème désormais. J’ai transmis au colonel Dun vos plus récentes instructions et je viens de recevoir sa réponse. Au lieu de confirmer qu’elle se plierait à vos ordres, elle déclare, je cite : “Je vais réfléchir à mes options.”
— Ses options ? » Dun ne faisait pas partie des subordonnés que Drakon avait amenés avec lui à Midway. Elle venait d’ailleurs, pour un motif qu’il ignorait. « Rappelle-moi pourquoi Dun était toujours aux commandes de cette station au lieu de quelqu’un à qui nous savions pouvoir nous fier. »
Morgan haussa les épaules. « Elle était en cheville avec les serpents. Elle leur transmettait des rapports, censément sous la contrainte. C’est bien pourquoi elle n’entrait pas dans nos plans. Et chercher à l’évincer de son commandement aurait attiré l’attention du SSI et mis la puce à l’oreille des serpents. Certes, on aurait pu l’assassiner, ce qui nous aurait offert une opportunité pour la faire remplacer par quelqu’un de plus fiable, mais personne, à part moi, n’a voulu approuver ce choix.
— J’aurais peut-être dû te laisser faire. » Drakon entra dans son bureau, suivi de Morgan et Malin. « Dun est assez maligne pour se rendre compte du formidable moyen de pression que lui procure le contrôle de cette station orbitale. Elle peut nous menacer de larguer de lourdes masses sur la planète et réussir là où les serpents ont échoué. Mais elle est aussi assez stupide pour chercher à vous faire chanter.
— J’abonde dans le sens du colonel Morgan, déclara Malin. Tant au regard de l’intelligence du colonel Dun qu’à celui de sa bêtise. »
Drakon afficha les informations dont on disposait sur la station orbitale. À son grand dam, ces données ne firent que confirmer les pires souvenirs qu’il en conservait. L’installation abritait d’importantes usines, alimentées par le minerai extrait et importé des astéroïdes ; ces énormes stocks feraient effectivement d’épouvantables bombes, affreusement destructrices et impossibles à arrêter pour peu qu’on les larguât sur la planète depuis l’orbite. Les soldats placés sous les ordres de Dun avaient précisément pour mission d’interdire à des cinglés de rebelles de se livrer à de telles exactions, mais elle faisait désormais partie de ces cinglés de rebelles. Ainsi que l’avait déclaré Morgan, les dégâts équivaudraient à la dévastation provoquée par les bombes nucléaires que les serpents avaient tenté de faire exploser. « Nos options ? Pouvons-nous contacter ses soldats ? Les retourner contre elle ?
— Il faudrait alors les retourner tous en même temps, répondit Morgan. Si la moitié seulement se mutinait contre elle tandis que l’autre prenait son parti, quelqu’un aurait largement le temps de larguer les projectiles. Je ne donne pas une grande chance de succès à ce stratagème.
— Engageons des pourparlers, suggéra Malin. Elle aura des exigences. Continuez de palabrer, accordez-lui quelques menus avantages. Pendant ce temps, nous échafauderons un plan pour la liquider et nous l’appliquerons.
— Même un sot peut parfois mettre dans le mille, railla Morgan, souriante.
— Aucun de vous deux ne croit qu’on puisse la rallier à nous ? demanda Drakon. En faire une loyale subordonnée ? »
Malin secoua la tête.
Morgan éclata de rire. « Dun ne sera sûre qu’une fois morte.
— En ce cas, je vais lui parler en lui faisant accroire que j’entre dans son jeu. Entre-temps, attelez-vous à un plan nous permettant d’investir cette station orbitale. Je tiens à ce qu’il soit impeccable et je le veux très vite. Le plus pressant sera de veiller à ce qu’on ne largue aucun projectile sur la planète depuis la station. Deuxième objectif prioritaire, éliminer définitivement le colonel Dun. Oh, une dernière chose ! Vérifiez dans les dossiers sur les serpents que nous avons réquisitionnés si, parmi ceux qui sont encore intacts, on ne trouverait pas le motif du bannissement de Dun à Midway.
— Quelle importance ? demanda Morgan.
— Je ne la mesurerai que quand je connaîtrai ce motif. Voyez si vous pouvez me dénicher ça puis échafaudez-moi ce plan. »
Malin affecta une mine résignée et Morgan leva les yeux au ciel, mais tous deux prirent congé en même temps. En dépit de leur antagonisme réciproque, ils travaillaient ensemble efficacement lorsqu’il s’agissait d’ourdir un projet commun. Drakon n’avait jamais réussi à percer ce mystère, et il se demandait si ce n’était pas le fruit d’une bizarre relation d’amour/haine, encore que la perspective d’une telle liaison pût sembler non seulement irréelle mais encore quelque peu obscène.
Le premier regard qu’il accorda au colonel Dun lorsque le contact fut enfin établi ne l’incita pas à revenir sur sa décision.
Confortablement assise, Dun souriait avec décontraction du sourire d’une chatte qui vient de vider un aquarium. « Félicitations, Artur. »
En l’appelant par son prénom, elle lui laissait entendre qu’elle comptait faire de cette conversation un entretien d’égal à égal. Or, dans la mesure où il ne disposait d’aucun moyen de lui rabattre son caquet, il lui faudrait supporter encore un certain temps son insolence.
« Qu’est-ce que j’apprends… Sira ? Vous donneriez du fil à retordre au colonel Malin ? »
Le sourire de Dun s’élargit un peu plus. « Je ne vois pas la nécessité de me soumettre à un inférieur compte tenu du nouvel état de fait. D’autant que je vous toise littéralement de très haut.