La bouche d’Iceni se tordit légèrement. « Heureusement pour nous. On m’avait prévenue que le gouvernement central émettait des ordres exigeant du SSI qu’il lui renvoie certains commandants en chef de ce système pour procéder au contrôle de leur loyauté, et qu’on n’avait plus revu plusieurs d’entre eux après leur disparition dans ses culs-de-basse-fosse. Ni vous ni moi n’aurions survécu à une séance d’interrogatoire, même avant d’avoir ourdi ce complot.
— Insinueriez-vous qu’il y a dans mon placard des squelettes qui ne devraient pas s’y trouver ? s’enquit Drakon.
— J’en suis convaincue. J’ai pris mes renseignements avant de vous faire une proposition, tout comme vous l’avez certainement fait de votre côté avant d’y répondre. Mais il était grand temps que nous organisions cette rébellion. L’ordre destiné au SSI est toujours bloqué dans les systèmes de com, mais il pourrait refaire surface à tout instant, auquel cas nous pourrions nous attendre à recevoir du CECH Hardrad une invitation que nous ne saurions décliner.
— Et il aura lui aussi, très certainement, des questions à poser sur le gel de cet ordre dans les systèmes de com, fit sèchement remarquer Drakon. Mais vous avez empêché qu’il ne lui soit transmis avant plusieurs jours, nous laissant ainsi le temps de mettre notre plan en branle. Tant qu’il n’en prend pas connaissance dans les heures qui viennent, nous sommes à l’abri. Les systèmes de surveillance du SSI n’ont toujours pas l’air désactivés, de sorte que nous pouvons enfin nous exprimer sans réserve. Les serpents devraient se persuader qu’il n’y a rien à signaler jusqu’au moment où nous lancerons les assauts. Êtes-vous toujours sûre de pouvoir vous charger des forces mobiles du système ?
— Je m’occuperai moi-même des vaisseaux de guerre.
— Des “vaisseaux de guerre” ? Allons-nous maintenant recourir à la terminologie de l’Alliance ?
— Elle a gagné la guerre, répondit Iceni d’une voix empreinte de sarcasme. Mais l’Alliance n’est pas la seule à employer cette expression. Nous parlions nous aussi de vaisseaux de guerre avant que la bureaucratie ne les “redéfinisse” et ne les “rebaptise”. Nous allons revenir à notre ancienne terminologie. Modifier ainsi nos appellations sera un signal fort et clair pour nos citoyens et nos forces, leur prouvant que nous ne sommes plus assujettis aux Mondes syndiqués.
— Après la victoire, voulez-vous dire ?
— Bien entendu. Une navette doit me conduire au C-448 dans dix minutes. Je rallierai à nous, depuis ce croiseur, les autres vaisseaux de guerre.
— Quel est à présent le statut de la CECH Kolani ? s’enquit Drakon. Aucun changement ?
— Toujours pas. Elle reste aux commandes de la flottille et fidèle au gouvernement de Prime. »
Drakon fixa le plafond en fronçant les sourcils comme s’il pouvait, par-delà la pierre et l’atmosphère, voir la position où la flottille orbitait dans l’espace. « Vous comptez l’éliminer ?
— Cette option n’est plus envisageable, répondit nonchalamment Iceni, l’air de débattre d’un menu problème commercial. Deux de mes agents qui se trouvaient à sa portée ont été neutralisés par sa sécurité, de sorte que son assassinat n’est plus de notre ressort. »
Un frisson parcourut l’échine de Drakon à la perspective des dommages que cette flottille pouvait infliger à la planète. « Vous m’aviez promis de vous charger des forces mobiles. » Les paroles de Morgan revinrent le harceler. S’ils étaient assez stupides pour croire aux promesses d’un CECH…
« Et je m’en chargerai, répondit Iceni en durcissant le ton. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre de meilleures ouvertures. Même si cet ordre de Prime ne nous avait pas déjà forcé la main, une autre missive à haute priorité est arrivée ce matin par cette estafette qui a surgi du portail de l’hypernet puis est repartie après nous avoir transmis ses messages. Kolani a reçu l’ordre de ramener tout de suite à Prime l’ensemble de ses forces mobiles. Nous aurons besoin de ces forces pour défendre le système stellaire quand nous en aurons repris le contrôle. J’ai gelé également cet ordre dans les systèmes de com, mais on ne peut pas retenir indéfiniment un message à haute priorité.
— Jusqu’à quel point êtes-vous certaine de pouvoir reprendre le contrôle de la flottille ? demanda Drakon.
— Bien assez. Certains de ses vaisseaux, dont le C-448, me sont déjà acquis. Je dispose d’assez de commandants d’unité qui me sont fidèles pour vaincre Kolani. Si elle refuse de se joindre à nous, elle sera liquidée en même temps que tous les bâtiments qui lui resteraient loyaux. Ce n’est pas l’idéal. Nous aurions l’usage de tous ces vaisseaux de guerre, pourtant certains seront vraisemblablement détruits. Tenez-vous-en à votre part du marché et éliminez les serpents puis gardez la question de la sécurité sous le boisseau à la surface pendant que je m’activerai là-haut. Nous devons maintenir l’ordre. La populace risque de prendre l’anéantissement des serpents pour un appel à l’anarchie et au chaos. Une fois l’indépendance déclarée, nous pourrons, vous et moi, tenir fermement les rênes de ce système. Afin que notre révolte soit la dernière. »
De toute évidence, elle avait mûrement réfléchi aux questions soulevées par Malin, quant à ce qu’il faudrait faire après la liquidation des serpents. Drakon espérait pouvoir vivre avec les idées d’Iceni. Et aussi qu’elles n’impliqueraient pas l’élimination de l’autre CECH encore capable de défier son autorité après la disparition de Hardrad : en l’occurrence Drakon lui-même.
Iceni éteignit ses écrans, se leva et se dirigea vers la porte. « D’autres questions ? »
Drakon hocha la tête et la scruta de nouveau. « Ouais. Pourquoi faites-vous cela, en fait ? »
Elle s’arrêta pour lui retourner son regard. « Par intérêt bien placé, ne croyez-vous pas ?
— Il me semble que l’intérêt bien placé aurait dû vous faire emprunter une autre voie. En m’incitant par exemple à participer à la rébellion puis en me dénonçant aux serpents, ce qui les aurait convaincus de votre loyauté de gentille petite CECH et aurait ainsi fourni une couverture à vos propres agissements. »
Iceni eut un bref sourire dépourvu de toute gaieté. « Alors je pourrais vous répondre que mon mobile est la protection de ce système stellaire, de ceux qui l’environnent et de ma propre personne. Il me faut être en lieu sûr pour maintenir l’ordre et conserver mon influence. Midway est à cet égard le système le plus sûr de la région, car il dispose d’un portail de l’hypernet et de points de saut menant à de nombreux systèmes voisins. Le modèle social syndic a failli. Il a déclenché la guerre, il a échoué à la gagner et il l’a perdue en définitive. Il a dépouillé le système stellaire de Midway de sa flottille de réserve, le seul obstacle qui retenait les Énigmas, et nous a laissés presque entièrement sans défense lors de leur attaque. C’est la flotte de l’Alliance qui nous a sauvés. Cette Alliance dont on nous a rebattu les oreilles de la faiblesse, du manque d’organisation et de la corruption parce qu’elle permet à ses citoyens d’élire ses dirigeants. Vous et moi ne savons que trop bien à quel point le système syndic est corrompu et désorganisé. Et maintenant il a aussi donné la preuve de sa faiblesse.
» Il nous faut essayer autre chose et nous ne devons dépendre de personne. Nous mourrons peut-être en essayant, mais j’aurais aussi bien pu trouver la mort en coupant les ponts et en m’enfuyant avec toutes les richesses que j’aurais pu entasser dans un vaisseau quand les Énigmas ont menacé le système, et dans le chaos rampant qui règne dans les systèmes voisins depuis l’effondrement de l’autorité des Mondes syndiqués. Je suis quelqu’un de pragmatique, Artur Drakon. Telles sont mes raisons. Me croyez-vous ?