Iceni lui décocha un retard intrigué. « Et maintenant vous croyez en avoir deviné la teneur ?
— Je crois que Dun prévenait ce croiseur qu’elle avait été démasquée, qu’on allait l’abattre et qu’ils devaient se trouver quelqu’un d’autre pour diriger les opérations des planqués chargés de défendre le système syndic à Midway.
— Oh ! » Ça faisait sens. « Les serpents de ce croiseur auraient alors ordonné à ceux de l’A-6336 de liquider les cadres et autres rebelles de l’équipage, pour ensuite faire mine de déserter la flottille contrôlée par les serpents, revenir à Midway et participer à nos plans et délibérations ? Vous avez raison. Ç’aurait très bien pu se passer ainsi.
— Et vous auriez pu parvenir vous-même à cette conclusion si je vous avais parlé de ce message. Donc… je vous demande… pardon.
— De quoi ?
— J’aurais dû vous livrer toutes les informations au lieu de décider de ce que vous deviez savoir ou pas. Je n’aime pas qu’on en décide à ma place et je devrais vous faire la même politesse. » Drakon secoua la tête, l’air colère, mais ce n’était manifestement pas à elle qu’il en voulait. « Je m’efforcerai désormais d’éviter de tels dérapages. »
Iceni le fixa. Il venait réellement de lui demander pardon. Et pas du bout des lèvres, genre « bon, d’accord, je vous ai baisée », mais avec la plus grande franchise. Qu’était-elle censée répondre ? Voilà bien longtemps qu’elle n’avait pas entendu quelqu’un lui dire « Excusez-moi », à l’exception des quelques subordonnés qui se prosternaient devant elle. Les réactions attendues allaient de « vous êtes viré » à « on va vous passer par les armes », toutes formules parfaitement déplacées pour l’heure. « Je… comprends.
— Vraiment ? » Drakon semblait aussi indécis qu’elle quant au protocole auquel se conformer.
« Oui. C’était une… erreur… compréhensible. Je… Bon sang ! pourquoi manquons-nous de mots pour exprimer cela ?
— Nous n’en avions pas l’usage jusque-là, répondit Drakon d’une voix à la fois amère et amusée.
— Nous en aurons peut-être besoin à l’avenir. Je peux néanmoins vous dire ceci : je n’aurais pas obligatoirement établi un rapprochement entre le message de Dun et le comportement de l’A-6336. Je suis même persuadée que je n’aurais pas fait le rapport. Mais, dorénavant, je tiens à être informée de tout ce qui pourrait se produire d’approchant.
— Vous le saurez. »
Ça ressemblait à une promesse. Si c’en était bien une, autant la mettre sur-le-champ à l’épreuve. « Il y a autre chose ? »
Drakon hésita. Iceni n’eut aucun mal à imaginer les pensées qui l’agitaient. « J’ai fait passer tous les commandants des forces terrestres au crible pour voir si, parmi eux, il n’existerait pas d’autres colonels Dun. Autant que je puisse l’affirmer, il n’y en avait aucun.
— C’est bon à savoir. » Iceni attendit.
« Euh… le colonel Rogero. Vous êtes au courant pour lui ?
— Oui.
— Et je suis informé des quatre serpents rescapés et de leurs familles restés à Midway. »
Elle le scruta. « Expliquez-vous, s’il vous plaît. »
Drakon s’exécuta et, quand il eut fini, Iceni se massa longuement le menton pour s’accorder le temps de réfléchir. Pourquoi Togo n’avait-il pas déniché cette information avant que le général ne la lui transmette ? « Ces serpents sont sous surveillance constante ?
— Et sans faille ?
— Et si je demandais qu’on les fusille ? »
Il la fixa d’un œil noir. « Je leur ai promis la vie sauve.
— Je vois. » Iceni laissa toutes les alternatives envisageables se bousculer dans sa tête avant de reporter le regard sur lui. « Très bien, général. Ils sont sous votre responsabilité. S’ils tentent quelque chose ou cherchent à contacter quelqu’un, je veux en être avisée.
— Promis.
— Me réservez-vous d’autres surprises, général ? »
Drakon observa un nouveau silence ; il réfléchissait, le front plissé. Allait-il lui parler de la possible tentative d’assassinat de Malin contre Morgan ? L’informateur d’Iceni lui avait déjà fourni tous les détails à ce sujet, mais le général s’en ouvrirait-il à elle ?
« Ouais. Une dernière chose. Un assez grave incident survenu dans mon état-major. Mais le problème est résolu. »
C’était déjà ça. Davantage en tout cas que ce à quoi elle s’attendait. « Très bien. Je tâcherai moi aussi de vous tenir informé à l’avenir. Si les cibles de la nuit dernière n’avaient appartenu qu’à vos gens, vos soupçons se seraient certainement tournés vers moi. »
Il lui décocha un de ses sourires torves. « Si vous aviez décidé de m’éliminer, je n’aurais probablement pas survécu pour porter plainte.
— Très aimable à vous. Mais, maintenant, nous n’avons plus aucun secret l’un pour l’autre.
— Bien sûr que non. » Drakon venait de faire écho à la réflexion sarcastique d’Iceni comme s’ils partageaient une plaisanterie sur le peu de confiance qu’on pouvait accorder aux CECH. En leur for intérieur, ni lui ni elle ne croyaient réellement que l’autre ne cachait plus aucun secret.
Drakon la gratifia d’un au revoir bourru, la laissant plantée là à fixer la porte qu’il venait de refermer. Des excuses et une promesse, qui toutes avaient au moins l’air en partie sincères. Bon sang, général, vous me donnez là le bon exemple de manière un peu trop appuyée.
N’était-ce qu’une comédie ?
Drakon regagna ses quartiers d’un pas assuré, en ne prêtant qu’à peine attention aux citoyens qui s’écartaient hâtivement pour lui céder le passage et témoignaient à présent davantage d’enthousiasme que de crainte. Il eût aimé croire à la sincérité des émotions qu’ils laissaient transparaître, mais, au fil des siècles et à tous les niveaux de la hiérarchie sociale syndic, les gens avaient fini par acquérir une grande aptitude à la dissimulation et donnaient le change au lieu de trahir les sentiments qu’ils éprouvaient réellement.
Exactement comme leurs CECH. Il eût aussi aimé croire Iceni sincère.
Pourquoi lui ai-je parlé de Malin et Morgan ? Je ne lui ai pas dit grand-chose, certes, mais je lui ai au moins appris qu’il existait une grave dissension au sein de mon état-major. Très précisément ce que tous les CECH espèrent apprendre afin d’exploiter la discorde. Pourquoi diable lui ai-je révélé qu’il existait peut-être une faille dans mes défenses ?
Évidemment, elle pouvait toujours y voir un piège destiné à vérifier qu’elle n’allait pas aussitôt s’engouffrer dans la brèche.
Je comptais uniquement lui avouer que je regrettais de n’avoir pas bien fait mon travail. Ce que j’ai toujours détesté le plus chez mes chefs, c’était cette incapacité à reconnaître leurs torts. C’était sans doute là un des piliers des Mondes syndiqués. Ne jamais admettre ses erreurs. Je ne me souviens pas d’avoir entendu le gouvernement assumer ses fautes. Enfer, même quand Black Jack et sa flotte ont frappé à leur porte, les dirigeants de l’ancien Conseil suprême auraient préféré crever que d’avouer qu’ils s’étaient trompés. Et c’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait. Et je doute que le nouveau ramassis de Prime vaille beaucoup mieux.