— Non. » Il lui retourna un sourire de la même eau que celui qu’elle lui avait adressé. « Puisque vous êtes si pragmatique, pourquoi n’avez-vous pas fui quand ces extraterrestres ont attaqué ? »
Iceni marqua une pause comme pour réfléchir à sa réponse. « Parce que j’étais responsable de la population de ce système et que j’ai refusé de l’abandonner alors qu’elle restait piégée sur place.
— Joindriez-vous l’idéalisme au pragmatisme ? s’enquit Drakon en laissant percer le sarcasme dans sa voix.
— Vous pouvez le dire, tant que vous ne cherchez pas à m’insulter. » Elle lui décocha cette fois un sourire moqueur. « Vous ne me croyez pas capable d’idéalisme, au moins partiellement ?
— Pas à ce point. Nul CECH ne saurait le rester en se berçant d’idéalisme.
— Ah ? Et comment avez-vous vous-même atterri à Midway ? »
Drakon eut un sourire sardonique. « Vous le savez déjà, j’en suis persuadé. Les serpents ont tenté d’arrêter une de mes subalternes, mais elle avait été prévenue et s’est éclipsée avant qu’ils aient pu l’attraper. On m’a accusé, mais on ne pouvait rien prouver, si bien qu’on m’a banni au lieu de me fusiller. »
Iceni le fixa intensément. « Et un homme qui court des risques pareils pour protéger un subordonné, vous ne le traiteriez pas d’idéaliste ? Quel nom donneriez-vous à un chef à qui ses subalternes et ses soldats seraient si fidèles que les Syndics les auraient tous envoyés ici pour les maintenir dans l’isolement ?
— J’ai fait ce qui me semblait… convenable, répondit Drakon. Je n’exerce aucun contrôle sur la manière dont mes actes sont perçus par autrui, ni non plus sur ses réactions. Et ma survie ici reste une question ouverte. Je ferai ce que je dois, et je sais aussi ce que vous avez fait par le passé pour préserver votre influence. Mais, si vous persistez à prétendre que telles sont vos raisons, je veux bien y consentir.
— Très bien. Tant que vous ne tenterez pas de me doubler. Sinon…
— Je mourrai ? » s’enquit Drakon en s’efforçant de son mieux de paraître dégagé, bien qu’il crevât d’envie d’aller rejoindre ses soldats.
La voix d’Iceni ne fut pas moins détendue pour lui répondre : « Vous regretterez de n’être pas mort. » Elle ouvrit la porte, sortit puis attendit que Drakon eût à son tour franchi le seuil pour la refermer et brancher l’alarme. « Bonne chance. » Là-dessus, elle s’éloigna à vive allure, flanquée de ses deux gardes du corps.
Une heure et demie plus tard, Artur Drakon, vêtu de sa cuirasse de combat, s’agenouillait devant une fenêtre à l’intérieur d’un autre immeuble ; une unique sonde de reconnaissance aussi fine qu’un cheveu saillait de son épaule pour dépasser l’appui de la fenêtre et scanner les sections extérieures du complexe du SSI. Les civils qui occupaient normalement ce bureau se trouvaient sous bonne garde au sous-sol, avec tous ceux qui travaillaient dans l’immeuble. À leur place, des soldats revêtus de la même tenue que Drakon se pressaient dans les couloirs et les salles, attendant le début de l’assaut. Perchée à bonne hauteur sur un mur, une caméra de surveillance du SSI fixait aveuglément la pièce. Quelque part à l’intérieur du QG, les systèmes passaient au crible les données prétendument transmises par cette caméra et n’y voyaient qu’une activité de routine des civils qui y travaillaient ordinairement. « Au rapport ! » ordonna Drakon.
La voix de Malin lui parvint de sa position, à un tiers environ du périmètre de sécurité. « Tout a l’air normal. R. A. S. »
La réponse de Morgan, singeant celle de Malin, se fit entendre à son tour, venue de l’autre bout du périmètre : « Tout a l’air normal. R. A. S.
— Quel est le problème ? » s’enquit Drakon. Ils conversaient sur une ligne sécurisée qui traversait le continent en franchissant toutes sortes d’obstacles. Une authentique plaie au cul, mais c’était le seul moyen de réduire les chances pour qu’un équipement du SSI épargné par le sabotage capte des bribes de leurs transmissions. Deux pots de yaourt aux extrémités d’un fil de fer. Des millénaires de progrès en matière de transmissions et nous dépendons malgré tout de deux pots de yaourt et d’un fil de fer pour communiquer sans nous faire entendre.
« Le problème, c’est justement que tout a l’air normal, insista Morgan. Bien que nous ayons piraté leur réseau de surveillance, les serpents auraient pu capter quelque chose par leurs autres équipements éparpillés un peu partout. Mais ils n’ont eu aucune réaction visible. Nul message adressé à vous ou à quelqu’un d’autre à propos de mouvements de troupes. Rien de ce genre. Autant que nous puissions le dire, il s’exerce autour du complexe une surveillance de pure routine. Ça sent mauvais.
— Ils sont peut-être indécis, suggéra Malin. Ils s’efforcent sans doute de décrypter les fragments qu’ils ont captés. Nous ne pouvons pas nous permettre de gâcher l’effet de surprise.
— Il l’est déjà, crétin.
— Suffit ! » Drakon réfléchit à l’argument de Morgan tout en continuant d’observer le complexe. « Je n’ai reçu aujourd’hui aucun message de la hiérarchie des serpents. D’ordinaire, on me saute quotidiennement sur le poil pour me demander ce que fabriquent mes troufions, rien que pour me faire comprendre qu’on me surveille. Morgan a raison, je crois. Quelqu’un a-t-il vu des vipères se baguenauder ?
— Non, répondit Malin.
— Non, lui fit écho Morgan avec une touche de triomphe dans la voix.
— Alors il ne s’agit pas de pure routine. D’habitude, il y a toujours dehors une paire de vipères en train de tourner ou de s’exercer d’une manière ou d’une autre, n’est-ce pas ? » Drakon souffla avec humeur. Les forces spéciales du SSI, surnommées les vipères, jouissaient d’une réputation de brutalité et de capacité combative. Indépendantes et ne répondant que devant la Sécurité interne, elles étaient doublement exécrées par les militaires des Mondes syndiqués.
« Vous croyez les vipères activées ? s’enquit Malin avant de répondre lui-même à sa question : Il faut partir du principe qu’elles le sont.
— En effet. Cuirassées et prêtes à se battre. Notre plan d’assaut est dans le lac. »
Morgan revint en ligne : « Il faut les frapper en masse. Si on les attaque en petites sections comme prévu, on se fera tailler en pièces.
— En les attaquant frontalement, on perd toute chance de les surprendre, rétorqua Malin. Plus tôt les serpents se rendront compte que nous lançons un assaut global contre leur complexe, plus ils disposeront de temps pour activer les machines infernales qu’ils contrôlent encore. Persuadés qu’ils peuvent affronter tout ce que nous aurons introduit ici pour les frapper, ils feront preuve d’une trop grande assurance. Il faut les liquider avant qu’ils ne comprennent que nous avons assez de forces sous la main pour investir ce complexe. »
Tous deux avaient raison, Drakon en prit conscience. « Il faut modifier le plan d’assaut. Même avec nos éclaireurs en cuirasse furtive intégrale, une infiltration destinée à dégager la voie à l’intérieur n’opérera plus maintenant, mais nous ne pouvons pas non plus envoyer tout le monde d’un coup sans leur présenter des cibles compactes et, en outre, affoler le CECH Hardrad au point de le décider à déclencher ses dispositifs de l’homme mort. Au lieu de nous introduire par petites sections, nous attaquerons simultanément tout le périmètre de sécurité par pelotons entiers et nous nous fraierons un chemin à l’intérieur en tiraillant. Le premier tir de barrage devra inclure la totalité de nos cartouches aveuglantes. Scindez les pelotons au moment du saut pour leur interdire de s’amasser en trop grand nombre à la même position et empêcher les serpents de dénombrer nos forces avant que nous n’ayons liquidé leur surveillance extérieure. Une fois dans la place, chaque peloton devra progresser au plus vite vers le centre opérationnel. Les vipères parviendront sans doute à bloquer certains passages, mais elles ne sont pas assez nombreuses pour barrer la route à des pelotons arrivant de partout. Combien de temps pour télécharger ce plan revu et corrigé et pour que tout le monde soit prêt à sauter ?