— Vingt minutes, répondit Morgan.
— Comptez une demi-heure », ordonna Drakon avant que Malin eût suggéré un plus long délai. Morgan avait toujours tendance à écourter. « Ce qui repoussera de quinze minutes l’heure de l’assaut. Je vais prévenir les autres commandants de retarder aussi d’un quart d’heure le moment de leur attaque, et leur faire savoir que les serpents d’ici sont parés à nous recevoir. Informez-moi dès que tout le monde sera prêt. »
Drakon se brancha sur une autre ligne terrestre, conduisant celle-là à son propre QG. « Vice-CECH Kaï, j’ai été retenu par un rendez-vous. On attend l’arrivée de quelqu’un mais on n’est pas entièrement prêt à me rencontrer, de sorte que notre réunion prévue pour cet après-midi devra être reportée d’un quart d’heure. Donnez acte. » La ligne terrestre acheminerait son message jusqu’au QG puis il serait retransmis par des canaux normaux afin de laisser croire qu’il en provenait. Kaï répondit quelques instants plus tard puis Drakon adressa le même message aux vice-CECH Rogero et Gaiene.
Il en avait à peine fini que son système de com lui signalait par une alarme un appel du CECH Hardrad. Il poussa un profond soupir, autant pour apaiser ses nerfs que pour adopter une contenance et une posture suggérant une activité de routine. Savoir que ses cinq subordonnés initiés susceptibles de le trahir lui étaient tous restés loyaux l’aidait beaucoup à faire étalage d’une telle assurance. Malin, Morgan, Rogero, Gaiene et Kaï étaient tous depuis longtemps ses affidés. Il n’hésitait jamais à leur confier ses secrets, et il avait la certitude qu’aucun ne s’ouvrirait à Hardrad.
Il activa un fond numérique laissant entendre qu’il répondait depuis son bureau puis accepta la communication.
Hardrad avait l’air un tantinet agacé. Cette seule expression aurait suffi à faire trembler un citoyen du système. « Je dois m’entretenir avec vous de certain sujet, Artur. » Le CECH du SSI appelait d’ordinaire ses pairs par leur prénom. C’était moins un témoignage de camaraderie qu’une façon de minimiser leur statut par rapport au sien, ainsi qu’un rappel pas très subtil du pouvoir qu’il avait sur eux.
« Allez-y.
— Tout d’abord, expliquez-moi pourquoi votre image présente un arrière-plan falsifié. » Les systèmes des serpents l’avaient repéré aussitôt, bien entendu.
« Je sors de ma douche.
— Curieuse heure pour se doucher, fit remarquer l’autre.
— Pas quand on vient de s’exercer. De quoi voulez-vous discuter ?
— D’un message bloqué dans les systèmes de com. Il m’était destiné, à haute priorité, et il a pourtant été retenu pendant plusieurs jours. »
Drakon fronça les sourcils. « Transmis par les canaux militaires ?
— Non. »
Ne restait plus qu’une seule possibilité : le système de com contrôlé par Iceni, et Drakon comme Hardrad le savaient l’un et l’autre, mais aucun ne prononça son patronyme. Éviter de citer des noms dans une conversation telle que celle-là était une précaution si élémentaire que tout CECH s’y conformait machinalement, dans la mesure où les bots de sécurité chargés de surveiller les transmissions en quête d’informations et d’avertissements se verrouillaient d’abord et avant tout sur les noms.
« Très bien, lâcha Drakon. Si jamais mes systèmes ont souffert de ce genre de dysfonctionnement, des têtes vont tomber. »
Hardrad marqua de nouveau une pause pour le scruter. « J’aimerais vous parler en personne des raisons de ce dysfonctionnement, CECH Drakon. Ici même, à mon QG. Le sujet est assez sensible pour que je répugne à confier cette conversation à tout autre mode de transmission. »
Retors. En dépit de sa haine pour cet homme et de la colère que lui inspiraient ses agissements passés, Drakon se surprit à admirer l’habileté de Hardrad. Il avait mené la discussion de telle manière qu’il donnait l’impression de ne soupçonner d’un méfait que la seule Iceni, et de chercher à obtenir l’accord de Drakon avant de prendre des mesures.
Mais, même s’il ne soupçonnait pas Drakon d’être complice du retard dans la réception de l’ordre de Prime, il entendait assurément l’exécuter. Autrement dit l’attirer au QG du SSI pour un interrogatoire et un contrôle de sécurité complets.
Drakon fit mine de réfléchir à son emploi du temps. « Très bien. C’est vraiment urgent ?
— Le plus tôt sera le mieux. Je vous envoie une escorte. »
Ben voyons ! Un peloton de vipères en cuirasse de combat. « Je ne voudrais pas trop attirer l’attention. Vous me comprenez. Je n’ai pas besoin d’escorte. Mes gardes du corps sont capables de maîtriser tout ce qui pourrait se présenter », lâcha-t-il en affichant la tranquille arrogance d’un CECH sûr de son statut et de son pouvoir. Il vit Hardrad se détendre légèrement, tel un chat venant de repérer une souris inconsciente du danger qui trotterait dans sa direction. « Mettons que je passe dans… une demi-heure ? »
Long silence radio cette fois, durant lequel Drakon se demanda s’il ne commençait pas à transpirer et si Hardrad s’en apercevait. Puis le chef du SSI hocha la tête en affichant un mince sourire. « Une demi-heure. Si jamais vous aviez du retard, je me ferais du… souci.
— Compris. Vous me verrez incessamment. » Si Hardrad disposait sur ce circuit d’un détecteur de mensonges, il ne repérerait aucune duplicité dans la voix de Drakon car il avait bel et bien l’intention de se présenter au QG du SSI dans moins d’une demi-heure.
Devait-il prévenir Iceni que Hardrad avait finalement reçu l’ordre de procéder à un contrôle de sécurité de tous les CECH ? Mais, dans la mesure où elle devait déjà être en route pour ce croiseur lourd, il n’existait aucun moyen sûr de lui faire passer la mise en garde, car Hardrad intercepterait probablement la transmission. Il n’attendait d’ailleurs que cela : que les conspirateurs s’affolent et commencent à se prévenir mutuellement des progrès du SSI en s’envoyant des messages paniqués. « Malin, Morgan, les serpents ne s’équipent pas parce qu’ils sont au courant de nos projets mais parce que Hardrad a reçu ce message et qu’il prévoit des problèmes après mon arrestation. Il s’attend à ce que je me présente au QG du SSI dans une demi-heure. »
Morgan donna l’impression qu’elle manquait étouffer de joie anticipée. « Oh ouais. On va tous frapper à sa porte dans trente minutes. Boum boum boum, salut, chéri.
— Pouvez-vous communiquer le retard de notre assaut à la CECH Iceni, monsieur ? demanda Malin. Elle risque de s’inquiéter si nous n’attaquons pas à l’heure H.
— Elle ne va pas aimer. Ce retard ne me plaît pas non plus. Mais il est nécessaire. Si vous trouvez un moyen de l’en informer sans courir sérieusement le risque de voir votre message intercepté par les serpents, faites-le-moi savoir. »
Iceni allait devoir lui faire confiance. Attendre d’un CECH des Mondes syndiqués qu’il se fie à l’un de ses collègues, c’était beaucoup exiger.