Iceni le toisa en souriant. « Repos, répéta-t-elle. Je n’ai pas peur de vos convictions et les lois des Mondes syndiqués ne s’appliquent plus là où je tiens les commandes. Si vous avez envie d’évoquer ces croyances, n’hésitez pas.
— Vous croyez aux vivantes étoiles ? En nos ancêtres ? »
Iceni ne s’était pas attendue à ce qu’on lui posât jamais cette question, et la stupeur lui extorqua une réponse sincère. « Je ne… Oui.
— Parce que nous avons vu venir ce cargo, reprit Mentasa, dont la voix se raffermissait. Une heure de plus, ils nous tombaient dessus et nous serions tous morts. Une heure de plus. Peut-être même une demi-heure. Voire moins. Mais vous êtes venue. Les étoiles ont refusé de nous laisser crever. »
Iceni le dévisagea, privée de voix. En ce cas, pourquoi n’ont-elles pas sauvé aussi vos camarades ? Ceux qui étaient restés hors des chambres fortes. Dis-moi pour quelle raison les uns doivent vivre et les autres mourir. Pourquoi les vivantes étoiles n’en sont-elles pas capables ? Il serait plus facile, si elles s’y résolvaient, de se cramponner à la foi de nos pères. « D’où êtes-vous ?
— J’ai travaillé à Taroa pendant près de quinze ans. J’y ai ma famille. » Les yeux de l’opérateur s’étaient de nouveau voilés de méfiance. Les CECH ont tendance à recruter de force les travailleurs dont ils ont besoin et l’homme devait s’imaginer qu’Iceni comptait sur son assistance pour rendre son cuirassé opérationnel.
« Nous allons vous offrir, aux autres survivants de l’équipage de neuvage de ce cuirassé et à vous-même, la possibilité de rester avec nous à son bord, déclara Iceni. Ou vous pourrez encore tenter votre chance à Kane. Si vous nous accompagnez et que vous tenez à regagner Taroa, nous vous y autoriserons. Mais nous pouvons vous verser un bon salaire et assurer la sécurité de votre famille contre les serpents. » Cet homme sait-il au moins ce qui se passe à Taroa ? Certainement pas. Et je ne vois aucune raison d’aborder ce sujet maintenant. « Dès que vous serez à peu près rétabli, on vous demandera de faire votre choix.
— Merci, madame la… présidente. Les étoiles seront juges de ce que vous avez fait aujourd’hui. »
Iceni tourna les talons et se dirigea vers la sortie. Si les étoiles ou je ne sais quoi doivent un jour me juger sur mes actes, je ne m’attends pas à un heureux dénouement.
Elle croisa le médecin du C-448 qui revenait de sa visite aux rescapés des citadelles. « Comment vont-ils ? En général ? »
La doctoresse haussa les épaules. C’était une femme d’âge mûr, proche de la retraite, qui semblait sempiternellement ployer sous le poids de toutes les vies qu’elle n’avait pas réussi à sauver au cours de sa carrière. « Tous souffrent de malnutrition et d’un stress physique sévère. » Nouveau haussement d’épaules. « À mes débuts, j’ai passé mes premiers six mois de stage dans un camp de travail en tant qu’assistante, alors ça n’a rien de bien neuf pour moi. »
Les camps de travail. Le châtiment le plus répandu dans les Mondes syndiqués après l’exécution immédiate. Trop souvent, ça n’avait été qu’un moyen d’appliquer plus longuement la peine de mort. Elle avait connu des gens envoyés dans un camp de travail. Quelques-uns en rentraient leur peine purgée. Les autres ne duraient pas assez longtemps.
En y songeant, comme à ce que les serpents avaient tenté de faire ici et à ce qu’avaient enduré les opérateurs du cuirassé pour lui permettre de remporter la victoire, quelque chose se brisa en elle. « Il n’y aura plus jamais de camps de travail. Nulle part où ce sera en mon pouvoir. » Elle s’éloigna, laissant Rogero et le médecin la suivre des yeux. Ses pas rendaient un son creux dans les coursives désertes où ses deux gardes du corps s’empressaient de la rattraper.
« Deux des croiseurs légers veulent se joindre à nous », rapporta Marphissa. Le C-448 s’était accouplé au flanc du cuirassé comme une lamproie à une baleine, permettant ainsi un accès facile au personnel et aux fournitures. « Et deux avisos aussi. Le troisième croiseur léger et les deux autres avisos qui ont lâché leur flottille veulent regagner les systèmes stellaires d’où provient la majorité de leur équipage.
— Quels sont ces systèmes ? » s’enquit Iceni en s’adossant au fauteuil de commandement du cuirassé. Rares étaient les commandes qui fonctionnaient déjà, mais on n’en retirait pas moins une sensation formidable. Seule avec Marphissa sur la passerelle, elle prenait d’autant plus conscience de ses dimensions impressionnantes comparées à celles d’un croiseur lourd.
« Cadez pour le croiseur léger, Dermat et Kylta pour les deux avisos.
— Aucun des trois n’est proche. » Iceni soupira, prise d’une étrange lassitude maintenant que la tension des derniers jours était retombée, remplacée par le soulagement. « Mais, si ce sont les planètes natales de ces matelots, je leur souhaite bonne chance. Qu’en est-il des vaisseaux qui ont filé vers la deuxième planète ?
— Ils se sont placés en orbite. Nous avons assisté à un trafic de navettes. Mais on ne repère aucun signe de troubles sur la planète ni dans les transmissions. » Marphissa s’interrompit. Elle balaya du regard la passerelle déserte. « J’en ai parlé avec le colonel Rogero. Nous pensons que la population attend de voir ce que vous allez faire, madame la présidente, et comment réagiront les supérieurs des serpents.
— C’est raisonnable. Les citoyens qui n’ont pas la patience d’attendre de voir ce que comptent faire leurs supérieurs paient souvent le prix fort. » Iceni décocha à Marphissa un sourire en coin. « Le colonel et vous seriez-vous devenus amis, kommodore ?
— “Amis” serait beaucoup dire. Nous nous vouons plutôt un respect mutuel. Et je ne suis pas assez folle pour me lier à un rampant, même si on ne le sentait pas déjà épris d’une autre.
— Vraiment ?
— Ce n’est qu’une impression. Certaines personnes ont l’air d’avoir un fil à la patte alors qu’il n’en est rien, voyez-vous. C’est l’effet que m’a fait le colonel Rogero. »
Un fil à la patte ? Avec un officier de l’Alliance ? « Il vous a fait des avances ? »
La kommodore s’esclaffa. « Non. S’il en a jamais eu l’intention, il devait se douter que ce serait peine perdue.
— Vous êtes déjà engagée ? » demanda Iceni. Connaître certains petits détails de la vie privée de ceux qui risquaient de lui être utiles ne saurait nuire.
Cette fois, Marphissa se borna à sourire tristement. « Il n’y a guère que deux hommes avec qui j’aurais pu me lier sérieusement. Le premier est mort à Atalia en combattant l’Alliance. Le second, après l’arrestation de mon frère par les serpents, m’a fait comprendre qu’il risquait de compromettre sa carrière en se montrant en ma compagnie.
— Charmant.
— Je suis sûre qu’il est tombé dans les bras d’une autre idiote à sa sortie de l’hôpital. » Marphissa parcourut de nouveau la passerelle du regard, manifestement pressée de changer de sujet. « Comment allons-nous trouver assez de matelots pour armer ce cuirassé ?
— Nous allons devoir recruter. Peut-être dans d’autres systèmes, comme Taroa. Les gens sont probablement avides d’en déguerpir. » Elle se fendit d’un demi-sourire. « Ce cuirassé va avoir besoin d’un commandant, kommodore. Des suggestions ?
— Je… Il faudrait que je consulte les états de service des autres officiers des forces mobiles qui nous restent accessibles…
— Kommodore Marphissa… C’est là que vous étiez censée répondre quelque chose comme “Je serais très honorée que vous songiez à moi pour cette affectation”. »