Marphissa la fixa. « Je ne commandais même pas à un croiseur lourd il y a deux mois.
— Et moi, il y a deux mois, je n’étais pas la présidente mais une CECH. L’individu qui commandera à ce cuirassé devra jouir de toute ma confiance, être à la hauteur de la responsabilité et faire également office de commandant en chef de mes forces mobiles. » En outre, il ne devra pas se montrer trop ambitieux. Si tu t’étais aussitôt portée volontaire, je ne t’aurais peut-être pas offert cette promotion. « Si vous l’acceptez, le poste est à vous.
— Votre confiance m’honore, madame la présidente. Oui. Je serais très heureuse d’accepter cette affectation. » Elle regarda de nouveau autour d’elle, cette fois de l’œil du propriétaire. « CU-78. Il mérite un nom plus prestigieux, me semble-t-il.
— Oh ! À la mode de l’Alliance, voulez-vous dire ? L’Inexplicable, l’Indésirable ou l’Insupportable, par exemple ? »
Marphissa sourit. « Les équipages donnent déjà un surnom à leur unité mobile.
— Je sais. Quand j’étais encore jeune cadre, je servais sur le croiseur lourd C-333. Les opérateurs l’appelaient le Trois-fois-trop quand aucun officier ne pouvait les entendre, croyaient-ils.
— L’équipage du C-448 surnommait bien son croiseur le Double-Huit. S’il faut véritablement donner un nom à nos vaisseaux, ils méritent mieux que ça, ne trouvez-vous pas ?
— Par exemple ? » Iceni embrassa la passerelle d’un geste. « Comment baptiseriez-vous le CU-78 ? »
La kommodore Marphissa fit lentement du regard le tour du vaste compartiment puis le reporta sur la présidente. « Le CU-78 sera-t-il le vaisseau amiral de Midway ?
— Bien entendu.
— Alors appelons-le le Midway. Le cuirassé Midway. Je suis sûre qu’il portera fièrement ce nom.
— Hmmmm. »
Fièrement ? Donnez un nom à un vaisseau, et les gens commenceront aussitôt d’en parler comme d’un être vivant. Cela dit, les opérateurs – l’équipage – l’avaient toujours fait. Par le passé, environ tous les dix ans, un personnage haut placé proposait de baptiser officiellement les unités mobiles, en arguant de principes intangibles comme le moral ou la cohésion de l’équipage, mais la bureaucratie avait toujours enterré ces propositions au nom du coût, de l’absence d’avantages concrets avérés et de la redondance puisqu’on allait donner un nom à des unités portant déjà un numéro parfaitement satisfaisant. Un des rares cas où la bureaucratie s’était élevée de manière répétée contre la redondance. Et elle a aussi réfuté certaines de mes propositions au nom de critères tout aussi arbitraires. Ce serait assez plaisant de les concrétiser maintenant, sachant à quel point ça défriserait les pinailleurs. « Je vais y réfléchir. »
— Kommodore ! »
Marphissa serra les dents. « Jamais de répit, hein ? lâcha-t-elle avant de prendre la communication. Ici. Je suis sur la passerelle du cuirassé.
— Il se passe quelque chose sur l’installation des forces mobiles.
— Quelque chose ?
— Des explosions, kommodore. Internes et externes. »
Iceni tapota sur ses touches de com. « Colonel Rogero, Envoyez-moi quelqu’un très vite pour surveiller la passerelle. Je dois retourner à bord du C-448. »
Une fois installée dans son fauteuil sur la passerelle du croiseur lourd, Iceni afficha un gros plan de l’installation des forces mobiles. Si, à l’instar du cuirassé, elle orbitait autour de la géante gazeuse, elle était suffisamment éloignée pour rester pratiquement invisible derrière sa courbure et ne représenter aucune menace pour ses vaisseaux.
Mais il s’y passait indubitablement quelque chose. « Nous ne captons aucune communication rendant compte des événements ?
— Des combats s’y déroulent, suggéra le spécialiste qui occupait présentement la console des opérations.
— Vraiment ? » Iceni avait mis dans sa réponse tout le cinglant sarcasme d’une CECH.
Marphissa se tourna vers l’ensemble de ses spécialistes. « Identifiez les belligérants et tâchez de découvrir l’enjeu de l’affrontement. Il doit bien y avoir des transmissions.
— Présidente Iceni ?
— Oui, colonel Rogero.
— Je crois comprendre qu’on se bat sur l’installation des forces mobiles. Voulez-vous que mes fantassins interviennent ? »
La question était sensée. Iceni faillit se gifler pour avoir oublié l’espace d’un instant qu’elle disposait de forces terrestres.
Mais seulement de trois sections. Et, si cette installation n’était pas très grande comparée aux chantiers navals courants, elle n’en restait pas moins fichtrement vaste. « Avons-nous une idée du nombre de ses occupants ? »
Cherchant sans doute à réparer sa gaffe précédente, le spécialiste des opérations lui répondit du tac au tac : « Environ six cents personnes au vu de sa conception, mille au maximum compte tenu des travaux en cours.
— Il va me falloir davantage de munitions s’ils sont à ce point nombreux, intervint Rogero.
— Rien n’indique qu’il y ait d’autres vaisseaux en chantier, fit remarquer Marphissa. Si nous parvenions à nous infiltrer dans la soute principale…
— Nous avons un agrandissement de cette soute, rapporta le spécialiste des opérations en même temps que l’information s’affichait sur les écrans. Quelque chose a explosé à l’intérieur. Nos systèmes estiment qu’il s’agit d’un aviso dont le réacteur serait partiellement entré en surcharge.
— Ça mérite amplement un coup d’œil. Cette soute doit donc être déserte, affirma Marphissa à Iceni. Il n’y reste rien, je veux dire. Ni personne.
— Quelqu’un a cherché à s’échapper, suggéra Iceni. Mais qui ?
— Madame la présidente, nous recevons de l’installation un message qui vous est adressé.
— Montrez-moi ça. » Une fenêtre s’ouvrit devant elle, où apparut une femme au visage sévère vêtue d’un uniforme d’opératrice en chef.
« Ici… Ici Stephani Ivaskova. Je suis une travailleuse libre ! »
Oh, fichtre ! Pas bon, ça.
« Nous avons repris cette installation au SSI et aux Mondes syndiqués. Notre Conseil des travailleurs en assume la direction. Nous voudrions que vous… entériniez notre prise de contrôle ! »
Iceni attendit un instant avant de répondre, le temps de s’assurer que la travailleuse libre Ivaskova avait bien terminé. Dans la mesure où l’installation des forces mobiles ne se trouvait qu’à deux secondes-lumière, le délai serait à peine sensible. « Ici la présidente Iceni du système stellaire de Midway. Nous n’avons aucune raison de vous agresser du moment que vous n’entreprenez rien contre nous.
— Vous… Quoi que puisse signifier ce terme de “présidente”, nous ne voulons plus que des CECH ou des cadres supérieurs nous dictent notre existence.
— Ce système n’est pas le mien, répondit Iceni. Contrôler les gens d’ici ne m’intéresse pas.
— Vous détenez un bien qui nous appartient, déclara Ivaskova. Nous insistons pour que vous le remettiez à notre Conseil des travailleurs.
— De quelle propriété voulez-vous parler ?
— Du cuirassé. »
Iceni secoua la tête, mais son visage resta de marbre. « Ce n’est pas à vous que nous avons pris ce cuirassé mais aux Mondes syndiqués. J’entends bien le garder. Dès que nous aurons la certitude qu’il peut voyager sans risque, nous le conduirons à Midway pour achever de l’armer et le rendre pleinement opérationnel. »