Douze heures plus tard, Iceni voyait la silhouette de l’installation des forces mobiles glisser doucement derrière la géante gazeuse, tandis que les croiseurs lourds C-448 et C-413 s’échinaient poussivement à haler la masse du cuirassé jusqu’à une nouvelle position orbitale. Du point de vue de l’installation, c’était comme si elle-même, plutôt que le cuirassé, se déplaçait et rampait hors de vue. « On ne pourrait pas accélérer ? » s’enquit Iceni.
Marphissa écarta les mains. « On pourrait, madame la présidente, mais il faudra de nouveau ralentir. Plus nous irons vite, plus nous acquerrons d’élan et plus nous mettrons de temps à décélérer.
— Les présidentes elles-mêmes doivent se plier aux lois de la physique, il faut croire. » Une unité de com bourdonna. « Je reçois un appel de l’installation orbitale, déclara Iceni. Elle a sans doute remarqué que le cuirassé s’éloignait d’elle.
— Même un Conseil des travailleurs aurait dû se rendre compte qu’il ne disposait d’aucun moyen de vous contraindre à le leur rendre. » Marphissa se pencha légèrement et activa le champ d’intimité de son fauteuil. « Les matelots discutent entre eux de ce qui s’est passé dans cette installation. Rares sont ceux qui tombent d’accord avec les agissements du Conseil des travailleurs, mais, en revanche, ils épousent en général leurs doléances.
— C’est mauvais signe.
— D’un autre côté, certaines décisions que vous avez prises, comme de changer l’intitulé de leurs fonctions d’opérateur à spécialiste, sont regardées comme la preuve que vous leur portez davantage de respect que celui auquel ils étaient habitués de la part de leurs CECH syndics. »
Mais qu’attendraient-ils encore d’elle à l’avenir ? « Dans quel délai ce cuirassé pourra-t-il se déplacer de manière autonome ? demanda Iceni pour la vingtième fois peut-être.
— Dans seize heures selon la dernière estimation, madame la présidente. Il serait périlleux de l’ébranler avec son seul équipage de neuvage. Il n’est plus assez nombreux pour le manœuvrer en toute sécurité. Je suggère instamment que nous cannibalisions ceux des croiseurs lourds afin de lui affecter un personnel suffisant pour le ramener à Midway. » Marphissa s’interrompit une seconde puis reprit : « J’ajoute que, si nous nous y résolvions, la capacité combative des croiseurs lourds serait sérieusement grevée. »
Pourquoi suis-je passée CECH ? Ou présidente, plutôt ? « Je vais y réfléchir. » Mettre le cuirassé à l’abri en prélevant des matelots sur les croiseurs lourds, c’était interdire à ceux-ci de le défendre, et la raison même de la présence des croiseurs lourds était d’assurer sa défense. Il serait bien agréable, de temps en temps, de n’avoir pas à choisir entre deux maux.
Au moins aurait-elle cette fois le loisir de réfléchir à sa décision. Maintenant que l’installation orbitale ne pouvait plus voir le cuirassé, les croiseurs lourds entreprenaient de le faire pivoter vers le haut de manière à les orienter, eux et lui, dans une autre direction, en même temps qu’ils allumaient leurs propulsions principales pour le ralentir. Iceni vit sa propre perspective de la géante gazeuse se modifier lentement sur son écran à mesure que les deux croiseurs lourds arrimés au cuirassé relevaient graduellement le nez. Sans doute était-ce moins astreignant que de regarder l’herbe pousser mais ça venait probablement en second sur la liste, même si, dans le spectre optique visible, les images des nuages de la planète n’en restaient pas moins spectaculaires.
C’était précisément le problème avec l’espace. En de rares occasions, tout se passait beaucoup trop vite : on ne disposait que de quelques secondes pour prendre une décision cruciale et, parfois, de fractions de seconde pour engager le combat. Mais, le plus souvent, tout se déroulait bien trop lentement. Même en tenant compte des vélocités terrifiantes que pouvaient atteindre les astronefs modernes, il leur fallait un temps infini pour couvrir des milliards de kilomètres, et la lumière elle-même semblait voyager à un train d’escargot quand elle mettait des heures à traverser l’abîme vous séparant d’une planète ou d’un autre groupe de vaisseaux. La flottille qu’elle avait dépêchée vers la deuxième planète pour chasser les vaisseaux contrôlés par les serpents était partie près de douze heures plus tôt, et elle ne les atteindrait que dans près de trois heures alors qu’elle se déplaçait à raison de trente mille kilomètres par seconde. Si d’aventure les serpents réagissaient à son approche, le détachement n’assisterait à leur réaction qu’une heure et demie plus tard.
À la fois tendue et morfondue, incapable de se concentrer sur des décisions qu’il fallait prendre mais qui devraient attendre, Iceni se surprit à réfléchir à la proposition de Marphissa concernant le nom à donner au cuirassé. Si elle le baptisait, il lui faudrait ensuite trouver aussi un nom aux autres vaisseaux, croiseurs et avisos. Existait-il une sorte de système à cet effet ?
Si oui, l’Alliance devait y recourir. Et sans doute les prisonniers auraient-ils parlé librement de ces conventions présidant à la désignation des vaisseaux puisque, pendant la guerre, ces informations n’auraient guère permis aux Mondes syndiqués de nuire à l’Alliance. Iceni se livra à une recherche et trouva une quantité de réponses sur ce sujet.
La première concernait une question qu’elle s’était souvent posée sans jamais vraiment chercher à connaître la solution. Pourquoi les politiciens de l’Alliance n’avaient-ils pas flatté leur amour-propre en donnant leurs noms aux cuirassés et croiseurs de combat de leur flotte ? La réponse était dans la question : ce même ego leur avait interdit de décider de ceux à qui reviendrait cet honneur et les avait plongés dans d’interminables discussions. Ce qui soulève cette autre question : pourquoi les Mondes syndiqués n’ont-ils jamais non plus baptisé leurs croiseurs de combat d’après leurs CECH suprêmes ? Je peine à croire que l’ego des dirigeants de l’Alliance ait été plus boursouflé que celui des CECH de haut rang que j’ai connus. Peut-être qu’eux non plus n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur les individus à honorer.
Pourquoi ne pas donner son nom au cuirassé, après tout ? L’Iceni. Cette perspective avait quelque chose de vertigineux, en même temps qu’elle lui procurait un sentiment vaguement étrange, celui de se retrouver dans la peau d’un très ancien tyran, à l’amour-propre démesuré, qui ferait construire un immense monument dédié à sa propre personne. Comme une de ces… comment les appelait-on, déjà ?… une de ces pyramides de la Vieille Terre.
Pourtant… Très bien, mettons que je le baptise de mon nom. Si tout se passe au mieux, nous finirons bien, à un moment donné, par récupérer un autre cuirassé ou croiseur de combat. Il faudra alors que je le nomme d’après Drakon. Du moins s’il ne lui est pas arrivé malheur entre-temps. Mais le troisième ? Quel nom lui attribuer ? J’ai pu constater à quel point de petits problèmes d’ego, de préséance et de soif de reconnaissance pouvaient déboucher sur de haineuses querelles intestines. Ai-je vraiment envie de me prendre ainsi la tête ? De faire de mes plus gros vaisseaux de prétentieux monuments à des politiciens encore en vie ? Et si j’en appelais un Drakon et que nous nous brouillions ? Le débaptiser ? Et peut-être le renommer. Encore et encore. Si bien que ce nom perdra toute signification puisque chacun saura qu’il ne s’agit que d’un effet de mode éphémère.