Il songea aux forces mobiles qui rôdaient dans l’espace. Pour la première fois depuis longtemps, il souhaita qu’il y eût dans les cieux quelque chose à qui pouvoir demander de l’aide, quelqu’un pour écouter sa prière suppliant que ce retard ne poserait pas de problèmes à Iceni dans son projet de neutralisation des forces mobiles.
Pris entre les impitoyables, implacables réalités de l’existence sous la férule des Syndics et le hasard apparent régissant la vie et la mort sur les nombreux champs de bataille dont il avait été le témoin, Drakon avait cessé depuis longtemps de croire en un démiurge susceptible de se soucier de ce qui lui arrivait. En de pareils moments, il lui arrivait de regretter le réconfort qu’une telle foi lui aurait apporté, et il ne pouvait alors s’interdire d’espérer se tromper.
Iceni arpenta d’un pas vif le tube d’accès reliant la navette au croiseur/lourd/de combat/unité C-448 des forces mobiles, en s’efforçant de ne laisser transparaître aucun signe d’inquiétude mais en fronçant légèrement les sourcils à la manière usuelle d’un CECH, mimique destinée à inquiéter d’emblée ses subordonnés et à les mettre sur la défensive.
Le commandant du C-448 salua à la mode syndic en se frappant légèrement le sein gauche du poing droit. « Soyez la bienvenue à bord de mon unité, commandante en chef Iceni. Nous sommes aussi surpris qu’honorés de cette visite personnelle. »
Iceni lui décocha une ébauche de sourire. « Merci, vice-CECH Akiri. J’ai depuis longtemps la conviction que les inspections ne devraient pas toutes être annoncées à l’avance. Vous sentez-vous prêt à m’ouvrir en grand les portes de l’enfer ? »
À ce mot d’ordre codé, Akiri battit des paupières puis inspira profondément et s’efforça d’opiner calmement du chef. « Nous sommes prêts à vous suivre, commandante en chef Iceni. » Il se tourna vers la femme debout à côté de lui et fit un signe en direction du bâtiment. « Acquittez-vous de tous les préparatifs requis. »
Elle salua avec un sourire un tantinet trop tendu et empressé. « En cinq minutes. »
Iceni la regarda s’éloigner. Elle ne craignait pas une trahison de ce côté. L’adjointe Marphissa, second du C-448, avait naguère eu un frère. Ce garçon n’avait pas trouvé la mort en combattant l’Alliance mais il avait été arrêté par la Sécurité interne avant de mourir durant son interrogatoire de ce que les serpents appelaient une « crise cardiaque ». Iceni, qui s’était renseignée, savait combien Marphissa aspirait ardemment à venger sa mort. Trouve les outils et sers-t’en, lui rappela la voix d’un de ses anciens instructeurs. Nous sommes des artisans qui se servent des gens pour façonner leurs œuvres, Gwen. Choisis simplement les personnes adéquates, oriente-les dans la direction qu’elles sont déjà prêtes à prendre et elles feront ton travail à ta place. Sans jamais laisser tes propres empreintes pour signer leur forfait, à moins, bien sûr, que tu ne tiennes à en assumer la responsabilité.
« Elle est compétente, murmura Akiri après le départ de Marphissa. Mais il faut la surveiller de près. »
Débiner ses subordonnées n’avait rien d’inhabituel en soi (après tout, il fallait bien des fusibles prêts à sauter en cas de pépin), mais ce que venait de faire Akiri, si brutalement et maladroitement, le fit tomber encore un peu plus bas dans l’estime d’Iceni. Vous êtes-vous jamais demandé, vice-CECH Akiri, pourquoi, entre tous les commandants d’unités mobiles qui m’ont juré allégeance, j’ai choisi votre croiseur pour poste de commandement ? Avez-vous pris cela pour un compliment ? Je sais quand il me faut surveiller étroitement un subordonné, et ce n’est certainement pas elle que je dois tenir à l’œil.
Akiri s’apprêtait à ajouter quelque chose quand Iceni leva une main comminatoire : l’alerte de haute priorité de son unité de com venait de carillonner. Elle n’eut pas réellement besoin de feindre un regard irrité en acceptant la communication d’une pression du pouce. L’image de son factotum, assistant personnel et occasionnel tueur à gages Mehmet Togo lui apparut.
« Nous venons de recevoir une convocation du QG du SSI, lui apprit Togo d’une voix dénuée d’émotion. Un message de la CECH Kolani leur affirme que vous auriez volontairement retardé la réception d’ordres du gouvernement de Prime. »
Malédiction ! L’ordre destiné à Hardrad avait d’ores et déjà été gelé jusqu’à la dernière limite, mais celui de Kolani aurait dû rester coincé encore pendant des jours dans les systèmes de com. Un technicien un peu trop futé pour son bien avait dû le repérer et l’affranchir des codes censés l’entraver et le piéger à l’intérieur du logiciel de transmission des messages.
En dépit de tous les codes de sécurité et brouillages protégeant les conversations qu’elle tenait sur sa ligne personnelle, Iceni était trop intelligente pour s’imaginer que celle-là restait privée. Ceux qui avaient le malheur de se figurer que la Sécurité interne n’écoutait pas constamment leurs communications payaient très cher leur négligence. De sorte qu’elle afficha un masque à la fois furibond et intrigué. « Des ordres ? Quels ordres ? »
Togo écarta les mains, jouant lui aussi l’étonnement. « Je n’en sais rien.
— Comment sommes-nous censés réagir si nous ignorons quels ordres ont été prétendument retardés ? demanda Iceni. Des ordres militaires ? N’auraient-ils pas dû être transmis par des canaux homonymes ?
— J’imagine, madame la commandante en chef. Dois-je contacter le responsable de ces services ? »
Lequel était Drakon, bien évidemment. « Non. Pas encore. Je suis scandalisée de l’apprendre, mais, tant que je n’en sais pas plus, je ne peux pas me permettre d’accuser quelqu’un. Contactez plutôt le CECH Hardrad et dites-lui que je dois savoir exactement de quoi il retourne avant de prendre des mesures. »
L’écran redevint noir et Iceni coula un regard vers Akiri. « Avez-vous vu ces ordres ? »
Il hocha la tête. « La CECH Kolani les a retransmis à tous les vaisseaux. Nous avons reçu notre propre exemplaire il y a quelques minutes. Toutes les forces mobiles de système stellaire doivent regagner Prime au plus tôt pour se placer sous le contrôle direct du Conseil suprême des Mondes syndiqués. Je m’étonne que vous ayez pu retenir une directive aussi péremptoire dans les systèmes de com sans alerter personne.
— Ça n’a pas été facile. » Quelqu’un du bord de Drakon aurait-il laissé filtrer le message ? S’il cherchait à la trahir, il allait amèrement le regretter. « La CECH Kolani vous a-t-elle aussi donné l’ordre d’appareiller quand elle vous a transmis ce message ?
— Non, madame la commandante en chef. Nous sommes censés nous préparer au départ, mais on ne nous en a pas dit davantage. »
Iceni sourit et s’efforça de se calmer. « Kolani tient manifestement à s’attarder ici assez longtemps pour me voir traînée au QG du SSI et découpée en lanières. » Elle vérifia l’heure. « Ça va commencer à bouger à la surface dans les minutes qui viennent. »
Nouvelle sonnerie de son unité de com. Les notes étaient différentes cette fois : on leur avait conféré une tonalité menaçante correspondant à la qualité de l’appel qu’elles annonçaient. Iceni s’accorda un instant pour reprendre contenance puis décrocha de nouveau, pour apercevoir aussitôt sur son écran le masque trompeusement impavide du responsable des forces du SSI dans le système stellaire. « CECH Hardrad. Contente que vous appeliez. Qu’en est-il de ces ordres qui auraient été retenus ? »
Iceni, pour sa part, n’avait jamais trouvé à Hardrad la tête de l’emploi, ce qui l’avait sans doute aidé à grimper dans la hiérarchie des serpents : visage impassible, cheveux, teint et vêtements affectant toutes les nuances du beige, il donnait l’impression, même après un examen détaillé, d’un bureaucrate parfaitement insipide. Ses yeux eux-mêmes ne trahissaient pas grand-chose, sinon une légère indifférence. Iceni, qui n’avait pas étudié que ses dehors mais encore sa carrière, ne s’était pas laissé abuser par cette banalité apparente. À en juger par ses actes, c’était en vérité un serpent des plus venimeux. Il ne réagit à la question d’Iceni qu’en gonflant les lèvres : « Une directive prioritaire de Prime, Gwen.