Se pourrait-il qu’en refusant de donner un nom aux vaisseaux la bureaucratie syndic ait fait le bon choix, compte tenu de ce que sont foncièrement les CECH ? Il faut croire qu’il lui arrive de temps en temps de bien faire.
Mais le baptiser Midway comme l’avait suggéré Marphissa réglerait tous ces problèmes de jalousie. Et, si elle parvenait à rallier d’autres systèmes stellaires, le cuirassé ou croiseur de combat suivant se nommerait… Kane, disons. Voilà qui caresserait tout un système stellaire dans le sens du poil. Pas inutile.
Mais les plus petits vaisseaux ? L’Alliance, semblait-il, attribuait à ses croiseurs lourds des noms évoquant le blindage, la cuirasse ou tout bonnement la dureté, comme le Diamant ; ceux de ses croiseurs légers faisaient allusion à des tactiques offensives ou défensives, et ceux de ses destroyers, plus gros que les avisos syndics mais répondant aux mêmes fonctions, se référaient à des armes.
Il lui fallait un classement de ce genre mais pas celui de l’Alliance. Ça ne plairait à personne. Que restait-il ? Elle afficha d’anciens dossiers d’histoire, comme elle l’avait fait pour les hiérarchies, en cherchant des vaisseaux qui avaient été associés jadis aux Mondes syndiqués ou, du moins, à une partie d’entre eux, et avaient porté un nom. Elle dut remonter assez loin dans le passé, jusqu’à l’époque où les systèmes stellaires de cette région de la Galaxie avaient été colonisés, parfois au terme d’un très long voyage depuis la Vieille Terre elle-même, dans le but avoué de planter le drapeau de l’humanité sur la plus vaste étendue d’espace possible, alors qu’on s’inquiétait de rencontrer bientôt d’autres espèces intelligentes.
On trouvait bien quelques noms dans ces dossiers. Le plus souvent ceux d’individus, hommes ou femmes, dont on avait oublié depuis belle lurette la valeur et l’importance. Certains avaient certainement été ceux de politiciens, mais, si tel était le cas, leur quête d’immortalité, du moins par ce moyen, avait fait chou blanc.
Mais il y en avait d’autres : Manticore, Basilic, Griffon. Elle en reconnaissait quelques-uns. Ils désignaient des créatures mythiques. Puissantes. Et ces mêmes noms se rattachaient aussi à un lointain passé, aux navires dont se servaient les ancêtres et dont l’équipage continuait de vénérer ces êtres en secret en dépit de l’interdit officiel. Bien. Très bien. Voilà qui ferait l’affaire pour les croiseurs lourds.
Phénix. Le regard d’Iceni s’attarda sur le nom en même temps qu’elle réfléchissait à cette créature mythologique. La politique de la terre brûlée des serpents (et même de certains individus n’appartenant pas au SSI comme la défunte CECH Kolani), à laquelle ils recouraient dès qu’ils se sentaient acculés, l’avait de plus en plus perturbée. Il lui semblait que ces gens ne voulaient rien laisser derrière eux qui pût lui servir, sinon des cendres qui ne seraient d’aucune utilité aux citoyens des systèmes stellaires rebelles.
Mais le phénix de la mythologie renaissait de ses cendres. Une résurrection. Ce symbole-là ne pouvait convenir à un vaisseau. Non. Elle le mettrait de côté, se le réserverait pour désigner ce qui deviendrait bien davantage qu’une ligue de systèmes stellaires prêts à œuvrer de conserve contre leurs anciens maîtres ou toute menace qui se présenterait. On allait construire quelque chose de neuf à partir des cendres des Mondes syndiqués.
Mais ce serait pour plus tard. Pour l’heure, quels noms donner aux croiseurs légers ? Iceni fixait son écran en espérant y trouver l’inspiration. Le détachement semblait encore progresser lentement sur le fond de cette région du système stellaire. Sa trajectoire préétablie s’incurvait vers la deuxième planète, pareille à celle d’un oiseau de proie fondant sur sa victime.
Un oiseau de proie ? Faucon, aigle, choucas ? Le choucas était-il un oiseau de proie ? Peu importait. Elle aimait l’image.
Restaient les avisos. Quel sens leur donner ? Souligner une qualité qu’elle cherchait à exacerber. Mais laquelle ? Celle dont avait fait preuve le sous-chef Kontos en continuant de monter la garde sur la passerelle du cuirassé jusqu’à l’arrivée des renforts.
Garde.
De faction.
Sentinelle. Défenseur. Gardien. Éclaireur. Guerrier. Les possibilités étaient nombreuses. Et les opérateurs qui avaient apprécié de devenir désormais des spécialistes aimeraient certainement qu’on attribuât également à leurs vaisseaux des qualificatifs moins vagues.
C’était décidé. Nul besoin de consulter une bureaucratie.
Elle se tourna vers Marphissa. « Alors, kommodore, quand voulez-vous être officiellement affectée au commandement du cuirassé Midway ? »
Le visage de Marphissa s’illumina. « Il va porter un nom ?
— Oui. » Il. Je vais devoir m’y faire, j’imagine.
« Madame la présidente, je suis honorée au-delà de toute…
— Kommodore ! la héla le spécialiste des opérations. Activité à proximité de la deuxième planète ! »
Le regard d’Iceni se reporta vivement sur son écran. Une heure et demie plus tôt, les vaisseaux contrôlés par les serpents avaient fait quelque chose. Mais quoi ?
Treize
« Ils accélèrent et s’écartent de la planète, rapporta Marphissa au terme de plusieurs minutes d’observation.
— Qu’en est-il de l’activité de leurs navettes ? demanda Iceni. Il n’y a eu aucun avertissement avant qu’ils commencent à s’ébranler.
— De nombreuses navettes ont accosté ces unités depuis qu’elles se sont placées en orbite. Notamment dans la demi-heure qui a précédé leur départ, mais pas davantage qu’auparavant. »
Ne restait plus qu’à regarder le croiseur léger et les deux avisos encore contrôlés par les serpents s’éloigner sur une trajectoire bien définie. Le cône incurvé dessinant les vecteurs plausibles continua de s’étrécir jusqu’à ne plus former qu’une parabole passant devant l’étoile avant de s’enfoncer dans l’espace. « Le point de saut pour Kukaï, annonça le spécialiste des manœuvres.
— C’était leur seule option à part Midway, déclara Marphissa. Mais ils quittent le système…
— Assurez-vous que notre détachement… »
Iceni s’interrompit. Une alerte venait de retentir et de nouveaux symboles clignotaient sur son écran.
« Ils ont lancé des projectiles cinétiques », rapporta le spécialiste des combats d’une voix blanche.
Malédiction ! De combien de projectiles disposaient ces trois unités ? Assez pour dévaster une planète ?
« Ils filent vers… l’espace extérieur, reprit le même spécialiste, dont la voix trahissait cette fois l’ébahissement.
— Quoi ? » Iceni se pencha sur son écran comme s’il pouvait lui fournir des informations supplémentaires. » Ils ne peuvent pas atteindre le cuirassé de là où ils tirent. Pas avec des projectiles sans guidage qui devraient contourner partiellement la géante gazeuse avant l’impact, en tout cas.
— C’est exact, madame la présidente, mais ces cailloux visent précisément la géante gazeuse. »
Les yeux braqués sur son écran, Marphissa écarta les bras, sidérée. « Dans quel délai pourrons-nous déterminer leur cible ?
— Dans une demi-heure environ, kommodore. » Le spécialiste des combats hésita. « Il est vain, à si grande distance, de tenter de frapper une unité mobile avec des projectiles cinétiques. Ils doivent le savoir.
— Pourtant ils les ont largués dans notre direction.