— Oui, kommodore. Mais il ne gravite pas que des unités mobiles autour de la géante gazeuse. »
Marphissa poussa un grognement. « L’installation orbitale ! Mais ils devraient normalement la garder intacte afin d’en reprendre le contrôle au cas où les Mondes syndiqués enverraient des renforts, non ?
— Pardonnez-moi, kommodore, mais cette installation n’est plus intacte, loin s’en faut. Elle a été sévèrement endommagée lors des combats menés pour son contrôle. Nous ignorons dans quelle mesure, mais nous savons au moins que sa soute principale est détruite. L’explosion a dû déchiqueter la majeure partie des équipements du chantier naval. »
Marphissa se tourna vers Iceni. « Elle n’a donc plus grande utilité, en outre les serpents la savent investie par le Conseil des travailleurs. En la détruisant, ils enverraient au système stellaire le plus clair des messages. Que faire ?
— Pourquoi devrions-nous réagir ? s’enquit Iceni. Ses occupants verront arriver les cailloux et l’évacueront.
— Oui, madame la présidente. Mais la seule unité mobile de l’installation a été détruite lors des combats internes et nous-mêmes avons anéanti le cargo qui y amenait des serpents en renfort. Ils devront donc emprunter les remorqueurs et capsules de survie encore disponibles, qui seront probablement surchargés. »
Oh ! Iceni se livra à une évaluation des distances que devraient parcourir ces véhicules pour se mettre à l’abri. « Ça dépasserait les capacités des modules et sans doute aussi des remorqueurs.
— Nous pourrions détacher quelques-uns de nos…
— Non. » Peut-être ne tenait-elle pas à voir les membres du Conseil des travailleurs et leurs camarades radicalisés s’asphyxier dans le noir glacial de l’espace, mais pas non plus à ce qu’ils répandent leur poison parmi ses équipages. « Que diriez-vous de ce vaisseau marchand ? » Elle pointa le centre de son écran de l’index pour désigner un des cargos qui étaient arrivés à Kane après les combats ou avaient quitté la deuxième planète pour gagner un des deux seuls points de saut du système. La prudence aurait sans doute recommandé de remettre tout voyage à plus tard, mais, dans les Mondes syndiqués, elle ne suffisait pas à excuser les manquements. Les ordres devaient être exécutés, les calendriers respectés. Dès la fin du combat opposant les deux flottilles, les vaisseaux marchands avaient repris leur route. L’un d’eux ne se trouvait plus qu’à deux minutes-lumière de la géante gazeuse, même s’il avait déjà croisé son orbite et filait vers l’espace extérieur.
« Dois-je le contacter ? s’enquit Marphissa.
— Non. Je m’en charge. » Iceni se composa une contenance puis enfonça quelques touches. « Vaisseau marchand SWCC-10735, ici la présidente Iceni. Les occupants de l’installation des forces mobiles orbitant autour de la quatrième planète seront bientôt contraints de l’évacuer. Modifiez votre cap pour la rejoindre, recueillez à votre bord ceux qui auront embarqué sur les remorqueurs et modules de survie et reconduisez-les sur la deuxième planète avant de reprendre vos activités normales. Accusez réception de ce message et signifiez-nous que vous avez bien compris mes ordres. Au nom du peuple, Iceni, terminé. » Bref et précis. Ça ne laissait aucune place à l’ambiguïté.
Cela dit, la réponse ne lui parviendrait que dans vingt minutes. Dix à l’aller et dix au retour.
Quand elle arriva, le cuirassé et les deux croiseurs lourds avaient fini de se retourner et ralentissaient de nouveau, freinés par les unités de propulsion des croiseurs.
« Ici le contrôleur en chef Hafely. » L’homme avait ce masque figé des cadres supérieurs incapables de concevoir qu’on pût rien faire de contraire aux directives. Iceni savait d’expérience que la plupart de ses semblables ne faisaient preuve d’aucune initiative sans instructions claires et précises. « Mon vaisseau appartient au syndicat Yegans, qui l’exploite. J’ai reçu l’ordre de ne pas dévier de la route assignée à mon transport sauf sur contrordre exprès des autorités des Mondes syndiqués ou s’il est menacé par des raiders de l’Alliance. Je poursuis ma route telle qu’elle m’a été fixée par mon syndicat.
— Même pas un salut courtois à la fin, fit remarquer Iceni.
— Dois-je prendre les mesures appropriées, madame la présidente ? demanda Marphissa, l’air furibarde.
— Oh non, kommodore. Je tiens à répondre moi-même à ce personnage. Il a besoin d’être sérieusement stimulé. » Iceni s’y prépara quelques secondes puis enfonça de nouveau la touche de transmission. « Contrôleur en chef Hafely, commença-t-elle calmement, ici la présidente Iceni du système stellaire indépendant de Midway. Vous semblez fallacieusement croire que je devrais tenir compte des ordres que vous avez reçus du syndicat Yegans. Et aussi que vous pouvez vous soustraire aux miens. Je ne me répéterai pas, contrôleur en chef Hafely, alors écoutez-moi bien. »
La voix d’Iceni se fit plus dure et légèrement plus sourde. « Je suis à la tête de trois croiseurs lourds, six croiseurs légers et huit avisos. Chacune de ces unités pourrait anéantir votre vaisseau. Si vous n’accusez pas réception le plus tôt possible de mes ordres vous intimant d’aider à l’évacuation de l’installation des forces mobiles et ne me signifiez pas aussi votre intention d’y obéir, j’enverrai un croiseur léger intercepter votre bâtiment et l’oblitérer. Mais ce croiseur aura également pour mission de veiller à ce que vous surviviez à son anéantissement afin de vous placer à bord d’une capsule de survie, laquelle sera ensuite lancée sur une trajectoire interdisant à quiconque de vous retrouver avant l’épuisement de ses systèmes vitaux.
» Il vous reste une dernière chance de comprendre, contrôleur en chef Hafely. Vous devriez m’être reconnaissant de vous l’accorder plutôt que d’ordonner votre exécution immédiate pour manque de respect à mon égard. » La voix d’Iceni redevint égale. « Au nom du peuple, Iceni, terminé. »
Elle se leva, soudain très lasse. « Prévenez-moi si vous ne recevez pas une réponse affirmative de ce Hafely dans la demi-heure, et si nous ne voyons pas son bâtiment se retourner pour aller récupérer les occupants de l’installation orbitale. Dès que vous le verrez pivoter, contactez l’installation et informez-la que le vaisseau marchand va recueillir son personnel. Je n’oublie rien ?
— Comment nous assurer qu’il les conduira sur la deuxième planète ? demanda Marphissa. Il faudrait peut-être détacher un vaisseau pour escorter ce cargo jusqu’à destination. »
Iceni n’y tenait guère. La manœuvre immobiliserait une unité encore plus longuement que ce à quoi elle s’était déjà engagée. Elle désigna un autre symbole sur son écran. « C’est bien le croiseur léger qui voulait se rendre à Cadez, non ? Pourquoi est-il encore là ? »
Le spécialiste des coms intervint. « Je viens de prendre langue avec lui, madame la présidente. Il voulait recueillir des gens sur la deuxième planète avant de partir, aussi attend-il de voir détaler les serpents.
— Parfait. Contactez-le, kommodore Marphissa. Dites-lui que nous avons chassé les serpents de la deuxième planète et informez-le des ordres que je viens de donner au cargo. » Iceni s’interrompit. Pouvait-elle lui donner des instructions ? Il risquait de refuser d’obtempérer et elle ne disposait d’aucun moyen de le rattraper pour le contraindre à obéir. « Demandez-lui s’il consent à intercepter le vaisseau marchand et à l’escorter jusqu’à la deuxième planète pour veiller à la sécurité des occupants de l’installation. »
Tout cela prenait un tour très… humanitaire. Il fallait espérer que nul n’y verrait un témoignage de faiblesse de sa part. Elle tenait à s’assurer la bonne volonté de ceux qui finiraient par diriger ce système stellaire et s’efforçait de ne couper les ponts avec aucune faction, voilà tout. Elle ne rendrait pas le cuirassé pour autant, mais au moins, en se fendant de quelques menaces, pouvait-elle sauver un certain nombre de vies et, ce faisant, engranger ces devises intangibles qui, à l’avenir, lui rapporteraient un sérieux retour sur investissement. « Je vais travailler un petit moment dans ma cabine. »