Iceni se renversa dans son siège et la dévisagea avec curiosité. « Vous en connaissiez certains ?
— Non, madame la présidente.
— Et vous saviez pourtant qu’ils avaient tué tout le monde à bord de l’aviso qui a cherché à s’échapper durant les combats. Dont le personnel des forces mobiles auxquelles vous appartenez. Alors pourquoi vous soucier de leur sort ? »
Marphissa hésita encore. « Tuer est chose facile, madame la présidente. Trop facile. Sauver des vies est plus ardu et bien plus inattendu. Je tenais à vous exprimer ma gratitude pour avoir contraint le cargo à sauver ces citoyens en dépit de tout ce que vous venez de faire si justement remarquer à l’instant.
— Très bien. » Qu’ajouter d’autre ? « J’avais mes raisons. Sachez malgré tout que, s’ils avaient tué nos gens ou détruit un de mes avisos, je n’aurais pas levé le petit doigt en leur faveur.
— C’eût été justifié, convint Marphissa. Encore que ç’aurait été injuste.
— Quoi ? » Iceni se redressa. « Injuste ?
— Ce que je veux dire, madame la présidente, c’est que ces citoyens, s’ils l’avaient fait, n’en auraient pas été tous responsables. Ils en auraient reçu l’ordre de leurs supérieurs, certains y auraient sans doute obéi, mais d’autres, jugeant l’ordre choquant, auraient sans doute refusé de participer à la destruction de cet aviso.
— Je ne vois pas où est le rapport. » Où diable Marphissa veut-elle en venir ?
« On aurait puni alors tout le groupe sans tenir compte des agissements des individus différents qui le composaient.
— Et qu’auriez-vous préféré que je fasse en pareil cas ? » Iceni aurait pu signifier son désaccord ou son déplaisir d’une voix cinglante, mais la curiosité la poussait à s’exprimer sur un ton égal.
« Un procès, madame la présidente.
— Un procès ? » Encore ? « Pour rendre un verdict de culpabilité d’ores et déjà acquis ? À quoi bon ? Vous me faites penser à ces citoyens dont j’ai entendu parler avant notre départ et qui voudraient réformer notre système judiciaire. »
Marphissa marqua de nouveau une pause avant de répondre. « Ne croyez-vous pas que le système judiciaire que nous avons hérité des Syndics devrait être réformé, madame la présidente ?
— Au pied levé ? Non. Il châtie promptement et sûrement. Les coupables n’échappent pas à leur punition. Pourquoi devrais-je le réformer ?
— Le propos de la justice n’est pas de châtier les coupables, madame la présidente. Une punition est vite administrée. Mais de protéger les innocents. »
Iceni fixa Marphissa, éberluée. « D’où tenez-vous cela ?
— Les Mondes syndiqués ont cherché à éliminer tous les documents et livres qui s’inscrivaient en faux contre leurs convictions, mais il n’est pas si facile d’effacer toutes les pensées que les hommes ont couchées par écrit.
— La bibliothèque clandestine ? » Officiellement, nul ne connaissait son existence, mais tout le monde en avait entendu parler et nombreux étaient ceux qui trouvaient le moyen d’y accéder. Plutôt qu’un bâtiment ou une simple méthode, il s’agissait, à ce qu’avait entendu dire Iceni, d’une sorte de processus de contamination par une vermine électronique qui gagnait chaque système stellaire, s’immisçait en frétillant par tous les accès disponibles, se répandait partout et réapparaissait aussi vite qu’on la décapitait. C’était du moins à cela que la comparaient les gens du SSI. « Il ne faut pas croire tout ce qu’on lit. Punir les coupables est nécessaire à la survie de tout système, quel qu’il soit, et au sentiment de sécurité du plus grand nombre. C’est une priorité absolue.
— Les coupables ? s’enquit Marphissa, dont le souffle se faisait de plus en plus haletant. Mais si l’on punit des innocents à leur place ? »
Iceni secoua la tête. « Il n’y a pas d’innocents. Nous sommes tous coupables de quelque chose. Seuls varient le degré de notre culpabilité et la gravité de nos crimes.
— C’est ce qu’on nous a inculqué, madame la présidente ! Mais la vérité est peut-être différente.
— Comment pourrions-nous porter atteinte à la sécurité des gens et prétendre en même temps protéger le peuple ?
— Protéger le peuple ? s’insurgea Marphissa. Madame la présidente, les lois des Mondes syndiqués ne protègent que ceux qui détiennent la richesse et le pouvoir et ne punissent que ceux qui sont trop faibles pour se défendre. Si le but était de protéger le peuple, pourquoi les crimes de nos dirigeants ne sont-ils jamais châtiés ? » Marphissa se tenait toute raide à présent, et ses yeux brillaient de défi, peut-être aussi de peur.
Si nombreux qu’on fût à partager secrètement cette pensée, nul n’était censé l’exprimer de vive voix. Du moins en présence d’un supérieur. C’était une des premières règles qu’il fallait retenir, faute de quoi l’on risquait de devenir très tôt la victime de son propre manque de jugeote. « Vous présumez beaucoup de notre brève relation de travail, déclara Iceni d’une voix glaciale.
— Je présume beaucoup de l’idée que je me fais de vous, répondit Marphissa. Madame la présidente, quels que soient vos motivations et votre comportement personnels, que dire de tous les autres qui nous gouvernent ? Vous pouvez nous protéger des injustices et ne punir que ceux qui le méritent, mais qu’en est-il de tous ceux qui ont la haute main sur notre destin ? Qu’est-ce qui les contrôle, eux ? »
Iceni la fixa longuement sans mot dire, incapable de trouver la réponse adéquate. La réaction normale d’un CECH aux propos de Marphissa aurait sans doute été de la mettre aux arrêts avant de la livrer aux serpents. À moins, bien sûr, que Marphissa ne sût quelque chose sur elle dont elle ne tenait pas à ce que les serpents l’apprissent, auquel cas la détenue trouverait probablement la mort dans un malencontreux accident avant même d’être confiée à leur garde. Les serpents n’étaient plus là, certes, mais, si Iceni avait été femme à réserver ce sort à quelqu’un qui l’avait si bien servie et ne lui avait jamais été déloyale, elle aurait parfaitement pu leur trouver un remplaçant. Que Marphissa l’eût si bien cernée en la présumant incapable d’une telle forfaiture ne laissait pas de l’agacer. « Vous devriez retourner à vos responsabilités, kommodore, finit-elle par dire.
— À vos ordres, madame la présidente.
— Kommodore ! »
Marphissa s’arrêta dans le sas et se retourna, au garde-à-vous ; ne lui manquait qu’un bandeau pour évoquer la prochaine victime d’un peloton d’exécution.
Iceni ne sut vraiment ce qu’elle allait dire qu’au moment d’ouvrir la bouche : « Je préfère qu’on me parle en face plutôt que derrière mon dos. Je réfléchirai à ce que vous m’avez dit. »
Assez avisée pour ne rien répondre, Marphissa salua et sortit.
Iceni s’assura que l’écoutille était bien refermée puis alla se rasseoir et ferma les yeux. Cette idiote s’imagine-t-elle vraiment que je n’ai jamais souffert du soi-disant système judiciaire syndic ? Je sais par où il pèche aussi bien qu’une autre.
Elle n’avait jamais vendu son corps mais avait été contrainte à deux reprises de céder à des hommes d’un rang trop supérieur au sien pour ne pas douter de leur impunité. Si jeune et inexpérimentée qu’elle était à l’époque, Iceni avait eu la certitude que, si elle tentait de porter des accusations, elle serait inculpée de « diffamation » à l’encontre d’officiels syndics. Elle avait dès lors converti sa soif de vengeance en volonté de puissance afin de grimper les échelons de la hiérarchie jusqu’au moment où elle pourrait rendre coup pour coup, mais les deux infâmes étaient morts avant, le premier dans un accident industriel et le second lors d’un combat contre l’Alliance.