Combien d’autres avaient-ils semblablement souffert ? Mais elle ne serait jamais une victime. Elle trouverait le moyen de prendre sa revanche. Et voilà que le hasard lui avait refusé cette chance.
Marphissa, elle, avait vengé la mort de son frère. Décès consécutif à une allégation portant sur un prétendu manquement de sa part. Seuls les plus forts auraient-ils droit à la justice ? Et à une justice qui, en l’occurrence, avait pris la forme d’une vindicte. Rien de ce qu’avait fait Marphissa (ni quiconque) n’aurait pu ramener à la vie un frère dont l’exécution n’avait profité qu’à son seul dénonciateur.
Le châtiment servait-il vraiment un propos quand chacun savait qu’il s’agissait d’une arme aveugle, destinée à faucher aussi bien les criminels endurcis que les malheureux qui tombaient en disgrâce ou détenaient ce que convoitait un puissant ?
C’est là toute la question, n’est-ce pas ? Nous parlons sans cesse de sécurité, mais combien de citoyens des Mondes syndiqués ont-ils jamais dormi sur leurs deux oreilles ? Non. Nous passions chaque journée, chaque nuit, à nous demander quand nous entendrions des coups sourds résonner à notre porte, quand on la défoncerait pour nous tirer du lit afin de nous emmener répondre de nos crimes, que nous les ayons commis ou pas. Je suis désormais la personne la plus puissante de Midway et je me cache derrière des portes fermées à clef et des systèmes de sécurité, même quand mes gardes du corps sont de faction. Sécurité, mon œil !
Iceni soupira puis s’adossa à son fauteuil sans rouvrir les yeux. Comment régler tout cela et rester en sécurité, moi comme d’autres ? Capturer ce cuirassé sera peut-être la tâche la plus aisée qu’il m’aura été donné d’accomplir.
J’espère que le général Drakon connaît des jours meilleurs. Je devrais m’inquiéter de ses agissements mais, pour une raison qui m’est incompréhensible, le savoir aux commandes de Midway me rassure. Espérons qu’il saura surmonter tous les problèmes qui se présenteront avant mon retour.
« Une flottille vient d’émerger au point de saut pour Lono », rapporta Malin d’une voix assez forte pour surmonter les hurlements des sirènes en arrière-plan.
Drakon gagna son QG en un clin d’œil. La précipitation était sans doute absurde quand l’ennemi avait été repéré à six heures et quinze minutes-lumière de là, mais le besoin s’en faisait néanmoins sentir. Vos réflexes vous soufflent depuis toujours qu’un ennemi en vue représente automatiquement une menace imminente, et le corps et l’esprit humains réagissaient encore à cet impératif archaïque. « Les fils de pute », marmonna-t-il en enregistrant l’information.
Deux croiseurs lourds, trois croiseurs légers, quatre avisos. Et il n’avait qu’un croiseur lourd à leur opposer. Pas besoin d’être un expert en forces mobiles pour comprendre que la partie était inégale. « Colonel Malin, avisez le commandant du C-818 que la présidente Iceni a dissimulé une forte charge explosive dans son unité et que, s’il ne tient pas son rang et ne défend pas notre système stellaire, je détiens les codes de détonation. »
Malin hésita. « Un croiseur lourd n’est pas assez vaste pour qu’elle ne s’aperçoive pas très vite que cette charge n’existe pas, mon général.
— J’ai seulement besoin qu’elle reste sur place pour la chercher, colonel. Il nous faut une présence défensive. »
Morgan venait d’arriver à son tour ; elle secoua la tête. « L’espace d’un instant, j’ai bien cru que notre présidente s’était enfin montrée futée.
— Si c’est le cas, je n’en ai aucune idée, répondit Drakon. Nous n’avons reçu aucune nouvelle de cette flottille ?
— Non, mon général, répondit Morgan. Elle n’a rien transmis à son émergence.
— Bizarre. Je me serais attendu à une demande de reddition immédiate.
— Elle se dirige vers… le portail, rapporta Malin. Elle a adopté cette trajectoire dès son arrivée. »
Drakon fixa l’écran en fronçant les sourcils. « Aucune flottille syndic ne détruirait délibérément le portail. Chacun sait que son effondrement n’anéantirait plus le système stellaire et que les Mondes syndiqués en ont besoin. Pourquoi détruiraient-ils leur principale raison de reprendre le contrôle de Midway ? »
Morgan éclata soudain de rire. « Oh merde ! Ils ne sont pas venus nous agresser. Ils veulent seulement le traverser.
— Qu’y gagnons-nous ?
— Pas grand-chose, mon général. Pour l’instant, ils doivent capter un tas de communications entre le général Drakon, la présidente Iceni et le système stellaire indépendant de Midway, et ils doivent aussi constater qu’il ne se passe rien sur les canaux du SSI. Peut-être interceptent-ils encore des déclarations portant sur l’anéantissement des serpents locaux. » Morgan pointa l’écran du doigt. « Ils doivent débattre de ce que ça signifie et décider de la suite à donner. Mettons que vous soyez le commandant d’une flottille et que vous ayez l’occasion de reconquérir un système qui s’est désolidarisé des Mondes syndiqués. Et que les rebelles d’en face ne disposent que d’un seul croiseur lourd. Que décideriez-vous, mon général ? »
Drakon hocha pesamment la tête. « Nous leur enverrions probablement une demande de reddition dans l’heure. Je suis ouvert à toutes les suggestions.
— Palabrez, conseilla Malin. Tenez-les à distance le plus longtemps possible. La présidente Iceni pourrait rentrer d’une minute à l’autre.
— Prévenez-les que vous détruirez le portail s’ils attaquent », suggéra Morgan.
Potentiellement dissuasif.
« Que feriez-vous si je vous en menaçais, colonel Morgan ? »
Elle réfléchit puis haussa les épaules. « Je taxerais cette menace de pur bluff.
— Parce que c’en serait nécessairement un. Une menace que nous serions incapables d’exécuter. Si le portail s’effondrait, la valeur infrastructurelle du système serait pratiquement réduite à néant. On pourrait alors le contrôler rien qu’en l’anéantissant par un bombardement cinétique, sans se soucier d’éventuelles représailles de notre part. »
Morgan se renfrogna mais opina. « C’est exact.
— Donc… » Drakon s’interrompit brusquement. Une alarme venait de se déclencher, annonçant une communication. « Vingt minutes pour évaluer la situation et transmettre leurs exigences. Voyons ce qu’ils ont à nous dire. »
Il ne reconnut pas l’expéditrice du message. Elle lui parut plus âgée et ne lui inspira tout d’abord que méfiance. Mais la première impression peut être trompeuse. Il se concentra sur la teneur de son message et sa façon de l’exprimer.
« Ici la CECH Gathos, à l’adresse des rebelles du système stellaire de Midway. Rendez-vous sur-le-champ, reconnaissez l’autorité des Mondes syndiqués et livrez-nous vos principaux dirigeants, les ex-CECH Iceni et Drakon, ainsi que leur état-major. Si vous ne transmettez pas votre capitulation dans la demi-heure suivant la réception de ce message, je déclencherai le bombardement des infrastructures secondaires. Au nom du peuple, Gathos, terminé.
— Vous la connaissez ? demanda Morgan.
— Non », répondit Drakon. Les CECH étaient nombreux dans les Mondes syndiqués. Iceni savait peut-être qui elle était mais, si Iceni avait pu lui parler de Gathos, elle serait aussi à Midway avec ses forces mobiles. « Votre sentiment ?
— Elle parle sérieusement, lâcha Morgan.
— Tout à fait d’accord, renchérit Malin.
— Une demi-heure ou elle commence à larguer des cailloux. Ce qui exclut toute tentative de gagner du temps par des palabres. » Drakon jeta un dernier regard à son écran, où la trajectoire de la flottille syndic s’incurvait vers le bas, l’étoile et la planète. Une demi-heure pour répondre. Gathos ne recevrait sans doute sa réponse que dans dix heures, mais il devait malgré tout l’envoyer avant l’heure butoir.