— J’ai dit “mon cuirassé” ? Notre cuirassé, bien entendu.
— Et j’ai cru comprendre qu’il avait désormais un nom. » Pourquoi ne se targuerait-il pas, lui aussi, de l’excellence de son propre service de renseignement.
« Oui. Le Midway. »
Drakon s’était attendu à ce qu’elle tombe dans le panneau et lui donne son propre nom, ce qui aurait clairement trahi son ambition et son ego démesuré. Qu’elle eût pris un autre parti le rassura énormément. « Comptez-vous aussi baptiser les autres vaisseaux ? »
Iceni sourit à nouveau. « C’est déjà fait. L’ordre exécutoire sera donné aujourd’hui. Manticore, Griffon, Basilic et Kraken pour les croiseurs lourds. Faucon, Effraie, Épervier, Milan et Aigle pour les croiseurs légers. Cerbère, Sentinelle, Éclaireur, Défenseur, Gardien, Pionnier, Protecteur, Pisteur, Patrouilleur, Guide, Avant-garde, Piquet et Vigie pour les avisos.
— Vraiment ? Ça sonne bien.
— Contente de vous avoir surpris, général. À l’évidence, je ne peux pas vous accompagner pour cette mission, de sorte que le commandement des forces mobiles sera confié à la kommodore Marphissa. »
Drakon opina. « J’ai entendu dire qu’elle était très compétente.
— C’est le cas. Malheureusement, elle a aussi tendance à dire ce qu’elle a sur le cœur. J’espère que vous pourrez vous en accommoder.
— J’ai une certaine habitude des subordonnés effrontés, répondit Drakon en songeant à Malin et Morgan. Ils peuvent être les meilleurs assistants du monde quand ils savent de quoi ils parlent et si l’on joue de bonheur. »
Iceni lui jeta un regard étonné. « Oui, général. Absolument. » Elle marqua une longue pause avant de reprendre la parole. « Voulez-vous bien répondre à une question ?
— Tout dépend de la question.
— Quand vous avez dû affronter la flottille de la CECH Gathos, pourquoi ne m’avez-vous pas trahie pour sauver votre peau ? Vous auriez pu prétendre être entré dans mon jeu pour me contraindre à prêter le flanc. Ça ne vous aurait peut-être pas épargné, mais vos chances de survie auraient été plus grandes. »
Drakon la dévisagea un moment avant de répondre. « Si vous tenez à connaître la vérité, et si vous voulez bien me croire, ça ne m’a jamais traversé l’esprit. » Pas plus que Malin et Morgan n’y avaient songé. Ou, si l’un d’eux l’avait envisagé, aucun ne s’en était ouvert à lui. Pourquoi ? Malin aurait dû entrevoir cette option, et c’était précisément le genre de stratagème qu’envisageait aussitôt Morgan. Comment se faisait-il qu’ils n’aient suggéré ni l’un l’autre de livrer Iceni, ne serait-ce que pour gagner du temps ?
« Ça ne vous a pas effleuré ? » Iceni l’observait. « Je sais un tas de choses sur vous, général, mais je ne vous connais pas réellement. Chercher à prédire votre prochaine manœuvre peut se révéler épineux.
— Il m’arrive de me retrouver confronté moi-même à ce problème, répondit Drakon.
— Vraiment ? Je sais certes comment vous devriez réagir à certaines situations, compte tenu de ce qu’on nous a enseigné et de nos expériences, mais pas toujours ce que vous allez faire. »
Il haussa les épaules, surpris qu’elle pût aborder de tels sujets ouvertement. « Dans de nombreuses situations, être imprévisible représente un avantage.
— Bien sûr, convint Iceni. Mais… » Elle le scruta de nouveau. « Est-ce une tactique délibérée ou bien est-ce inhérent à votre caractère ? Un comportement que vous adopteriez même si vous n’en retiriez aucun avantage ? »
Drakon releva machinalement sa garde afin de s’interdire d’en trop révéler sur le fond de sa pensée. Il haussa encore les épaules. « Pourquoi diable un CECH ferait-il ce qui ne lui rapporterait rigoureusement rien ?
— Bonne question. Et pourtant vous vous retrouvez ici. Exilé à Midway et, contrairement à moi, qui dois surtout cet exil à la malchance, on vous y a envoyé pour vous punir d’un acte qui ne pouvait en aucun cas vous être personnellement profitable. »
Drakon soutint son regard. « Tout dépend de votre définition du mot profitable. J’ai fait ce qui me paraissait… correct.
— Par opposition à ce qui vous semblait juste ?
— Juste ? Moralement, voulez-vous dire ? Personne ne fait ça.
— Personne ne consent à l’admettre, rectifia Iceni. Nous savons quelle apparence prennent les Mondes syndiqués vus de l’extérieur et comment ils fonctionnent réellement. Et aussi que les gens du dehors ne voient que cette façade, mais jamais ce qui se trouve derrière parce que nous apprenons à le cacher.
— C’est vrai. » En dépit de sa méfiance, Drakon sentait tomber ses barrières. Les propos d’Iceni reflétaient ses propres réflexions : autant de sujets dont on ne discutait jamais parce qu’on savait qu’on les retournerait contre vous. « Je ne vous connais pas non plus. Je ne sais pas qui vous êtes intimement. Je ne me doutais même pas que vous puissiez agiter de telles pensées. »
Iceni sourit comme pour se moquer d’elle-même. « J’ai seulement consacré pas mal de temps à voyager. Vous savez comme c’est. Tous les livres et films dont vous pourriez avoir envie à portée de main, et tout le temps de réfléchir si vous tenez à le consacrer à cette activité. Surtout dans l’espace du saut. Il ne se passe rien dehors, alors on peut… cogiter.
— À quoi d’autre encore avez-vous réfléchi ? demanda-t-il, en même temps qu’il se rendait compte qu’un authentique intérêt présidait à sa question.
— Vous êtes-vous jamais demandé ce que vous seriez devenu si vous n’étiez pas né dans les Mondes syndiqués ?
— Sur une planète de l’Alliance, voulez-vous dire ?
— Par exemple. Ou ailleurs. Dans un système stellaire lointain où l’on n’aurait entendu parler ni de l’Alliance ni des Mondes syndiqués. Supposons que vous y ayez grandi. Que seriez-vous à présent ? »
Drakon aurait pu éluder la question d’un rire mais il choisit d’y réfléchir. « Qui je serais si je n’étais pas moi, c’est ça ?
— Pas exactement.
— Et vous, qui seriez-vous ?
— Je n’en sais rien, répondit Iceni. Et ça me tracasse. Qui je serais ? J’ai passé comme vous ma vie à avoir peur, faire preuve de prudence, marcher sur le fil du rasoir, jouer le jeu du système, parfois victime, parfois gagnante. Ceux qui se poussaient un peu trop du col se retrouvaient bannis. Déjà contents de n’avoir pas perdu la tête. Maintenant, le système est entre nos mains. Nous pouvons en faire ce qui nous chante.
— Comme pour cette histoire de procès ?
— Par exemple. »
Drakon s’aperçut qu’il souriait sincèrement, sans feindre aucunement. « Douce perspective quand on y réfléchit.
— Du moins quand nos assistants et aides de camp ne sont pas là pour nous rappeler à l’ordre. C’est un peu comme de porter à vie une camisole de force, ne trouvez-vous pas ?
— En effet, admit-il. La liberté peut être… eh bien… effrayante. Mais nous ne l’avons jamais connue, alors nous ne pouvons pas savoir à quoi elle ressemble.
— Si vous pouviez tout faire, n’importe quoi, que décideriez-vous ? demanda Iceni.
— Hum… » Drakon ne tenait pas à répondre franchement, car il avait toujours trouvé extrêmement attirantes les femmes dotées de cette curiosité et de cet intellect. Mais il doutait que la manifestation d’un désir physique pût flatter Iceni, du moins pour l’heure, même si ce désir était éveillé par son cerveau plutôt que par une autre région de son anatomie. « Je ne sais pas. Courir tout nu dans les bois, peut-être. »