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Cela jusqu’à ce qu’on vît ses yeux, sombres et usés bien qu’il fût encore à quelques années de l’âge mûr. Il les releva à l’approche de Drakon. « Le bonjour, mon général.

— Bonjour. » Quelques soldats se tenaient aussi près du poste de commandement, et ils laissaient autant d’espace et d’intimité à leur commandant que le leur permettaient les circonstances, de sorte que Drakon s’assit à côté de lui. « Comment ça va ?

— Je suis sobre. Et seul, hélas ! » Une soldate passa devant eux et Gaiene lui jeta un regard discrètement appréciateur. « On ne couche pas avec ses subordonnées. Cette règle est-elle vraiment nécessaire ?

— J’en ai peur.

— La plupart des CECH n’en ont cure. À notre place, ils auraient un verre à la main et une de leurs subordonnées sous l’autre. »

Drakon sourit. « Je ne fais pas partie de cette clique.

— Que non pas. » Gaiene fixa pensivement la paroi opposée. « Je suis assez lucide pour m’en féliciter.

— Vous êtes un brillant combattant, Conrad.

— Et sinon un royal emmerdeur. » Gaiene se passa la main dans les cheveux et Drakon vit briller une alliance à un doigt. Depuis combien de temps était-elle morte ? Gaiene avait bien tenté de l’oublier avec chaque femme consentante et chaque bouteille qu’il pouvait sabrer, mais il portait toujours l’alliance. « J’ignore pourquoi vous me gardez encore avec vous.

— J’ai mes raisons.

— Tout autre CECH m’aurait depuis longtemps envoyé dans un camp de travail. Comme gardien ou comme détenu. »

Drakon hocha la tête. « Ce serait un fichu gâchis.

— Un gâchis. Nous sommes payés pour savoir ce qu’est un gâchis, pas vrai ? Vies brisées et bleus à l’âme. Nous sommes tous damnés, vous savez, poursuivit Gaiene sur le ton de la conversation. Partout où nous combattons, nous laissons une petite partie de nous-mêmes pour la remplacer par un lambeau de l’enfer que nous avons trouvé sur place. Et maintenant nous voilà presque tous éparpillés en une centaine de petits morceaux que nous avons laissés dans chaque champ de bataille où rôdait la mort. Je les revois encore. Je les revois sans cesse. Le plus souvent dans mes rêves mais parfois même quand je suis éveillé. »

Sobre, Gaiene pouvait être d’humeur morose, mais, là, c’était pire que jamais. « Vous allez bien ? redemanda Drakon. Supporterez-vous de livrer une autre bataille ?

— Très bien. Les psys affirment que je recouvrerai bientôt la stabilité émotionnelle. Ils le disent depuis belle lurette. Mais je vais continuer, ajouta-t-il d’une voix légèrement plus distante. Je continuerai jusqu’à la fin ; alors vous me donnerez de belles funérailles de guerrier et vous reprendrez votre chemin.

— À moins que nous ne trouvions la fin le même jour.

— Ah non, mon général ! Ce n’est pas à vous de parler de fin. Vous avez encore un avenir, vous.

— Vous aussi. »

Mais, cette fois, Gaiene garda le silence. Il fixait encore la paroi opposée mais ce qu’il voyait était ailleurs, à une autre époque.

Drakon avait certes de nombreuses questions à régler, mais il n’en resta pas moins assis très longtemps à côté de Gaiene, épaule contre épaule, sans mot dire, à affronter un avenir incertain et un passé au souvenir trop vivace.

« Cinq minutes avant l’accostage », déclara le système d’annonce générale du cargo. Son opérateur avait choisi une voix de femme dont l’accent exotique et très prononcé produisait un effet mitigé : en même temps qu’elle attirait l’attention par sa singularité, elle rendait parfois certains mots inintelligibles, ce qui avait le don d’être proprement exaspérant.

« Sans doute la voix d’une ancienne maîtresse du patron », fit observer Gaiene. Ses soldats et lui-même étaient déjà en cuirasse de combat, prêts à bondir dès que le cargo accosterait.

« Je ne vois pas d’autre explication. » La cuirasse de Drakon était reliée aux systèmes du cargo, de sorte qu’il pouvait observer directement l’abordage. Sur la visière de son casque, la silhouette du chantier naval se détachait en blanc brillant sur le fond noir de l’espace. « Rien de particulier à signaler. Attendez ! On dirait une escouade de soldats locaux en cuirasse de combat. »

Le colonel Gaiene eut un soupir agacé. « On va devoir gaspiller nos munitions sur eux.

— Peut-être, mais peut-être pas. Ils n’ont pas l’air très tendus. » Les fantassins qui attendaient sur le quai de débarquement ne se montraient guère vigilants et, au lieu de rester à couvert ou de se planquer dans la pénombre, ils évoluaient de telle manière qu’on distinguait clairement leurs silhouettes sur l’arrière-plan de sa cloison d’un blanc lumineux. Et ils tenaient négligemment leur arme à l’épaule quand son museau n’était pas pointé vers le pont. Drakon avait déjà été témoin d’un tel débraillé lorsqu’il commandait à des détachements dont les hommes étaient sous la même impression que celle dont ces fantassins étaient manifestement la proie ; mais jamais il n’avait laissé passer un tel comportement. « À croire qu’ils sont sur le qui-vive depuis trop longtemps, déclara-t-il. Ils font mine de s’activer mais à contrecœur, parce qu’ils crèvent d’ennui. Sans doute s’appuient-ils le même exercice chaque fois qu’un vaisseau débarque.

— Vous voulez les garder en vie ? »

Drakon réfléchit un instant puis hocha la tête. « Il est essentiel d’interdire aux serpents de cette installation de comprendre ce qui se passe avant qu’il ne soit trop tard pour qu’ils activent un mécanisme d’autodestruction. Plus tôt se déclencheront les fusillades, plus nous manquerons de temps. Comment les déborder par surprise en les empêchant simultanément de donner l’alerte ? »

Gaiene sourit. « Certaines soutes du cargo sont bourrées d’articles de contrebande. De ceux sur qui des soldats mourant d’ennui adoreraient sûrement mettre la main. Il leur faudra aller vérifier cela en personne avant qu’un de leurs supérieurs ne les confisque.

— Sous quelle forme, cette contrebande ?

— Hum… de poussière du bonheur. » Une drogue mythique parfaitement indétectable, n’entraînant ni addiction ni effets indésirables, et bon marché de surcroît. Sans doute ce qu’on pouvait trouver de mieux pour se sentir dans la peau d’un dieu.

« La poussière du bonheur n’existe pas, fit observer Drakon. C’est une légende urbaine. Ou tout bonnement une légende, j’imagine, puisqu’on en avait entendu parler partout où je suis passé.

— Inutile donc d’en avoir sous la main, fit à son tour remarquer Gaiene. Sergent Shand ! »

Un soldat trapu sortit des rangs au pas de gymnastique. « Oui, mon colonel ?

— Ôtez cette cuirasse et enfilez une combinaison de survie. Vous êtes désormais un passeur de drogue, avec une cargaison de poussière du bonheur. Vous comptez soudoyer une escouade de soldats locaux avec une partie de cette camelote, pourvu qu’ils vous permettent de conserver le reste. Conduisez-les tous dans cette soute.

— À vos ordres, mon colonel. »

Le temps que les grappins se verrouillent au quai, faisant doucement frémir le cargo, le sergent Shand était paré, l’air singulièrement miteux et dissolu dans sa combinaison de survie râpée dénichée au vestiaire de secours du bâtiment. Il gagna le sas d’accès pendant que Gaiene dispersait ses troufions dans le compartiment en question et les cachait derrière tout ce qui leur permettait de passer inaperçus.

Drakon observait la scène en retenant son souffle et en s’efforçant de contrôler son rythme cardiaque. Il pouvait se fier à Gaiene pour mener l’assaut, mais lui-même devait rester calme et concentré, prêt à repérer les problèmes avant qu’ils ne se présentent et à s’assurer que rien n’était laissé au hasard.