Une voix tonitrua, sortant des haut-parleurs du système d’annonce générale de l’installation piraté par ses spécialistes des trans, et noya le fracas des multiples sirènes d’alarme. « Cette installation est désormais contrôlée par les soldats du système stellaire de Midway sous les ordres du général Drakon. Ne cherchez pas à résister. Il ne sera fait aucun mal aux citoyens et aux soldats qui se rendront. Regagnez vos quartiers et ne les quittez pas. Ne cherchez pas à résister. »
Autre baraquement de serpents, celui-là sur le qui-vive. Il n’abritait que peu d’occupants, qui se battirent néanmoins farouchement avant d’être balayés.
« Mon colonel, un de nos pelotons est coincé près d’un poste de contrôle de l’ingénierie. Ils sont… Malédiction ! Un soldat est tombé. Ces types ripostent.
— Éliminez-les, ordonna Gaiene. On leur a laissé une chance. »
Les soldats convergèrent sur ces poches de résistance à partir de trois directions différentes et submergèrent leurs défenseurs sous un tir de barrage avant de s’engouffrer à l’intérieur et d’achever les survivants.
Drakon assistait à tout cela en se remémorant nombre de combats similaires. Cela dit, à l’époque, l’ennemi était l’Alliance. On nous a appris à ne pas faire de quartier. Ceux de l’Alliance aussi étaient sans pitié. Nous combattons maintenant les nôtres de la même façon.
Est-ce pour cette raison que Black Jack a ordonné aux siens de recommencer à faire des prisonniers et de renoncer à bombarder les populations civiles ? Parce qu’il s’est rendu compte que, si l’on continuait d’adopter un comportement impitoyable, on risquait de retourner plus tard cette tactique contre les siens ? Le gouvernement syndic est sans doute prêt depuis belle lurette à de telles exactions, et voilà où nous en sommes aujourd’hui. À reproduire le même schéma sans que les Syndics nous l’aient ordonné ni que les serpents nous y aient contraints.
Il faut arrêter ça ! « Ici le général Drakon. Donnez aux défenseurs toute latitude de se rendre à n’importe quel moment. Ne les tuez que s’ils persistent à se battre.
— Mon général ? questionna Gaiene. Vos ordres, tout à l’heure…
— … ont changé. Nous ne sommes pas des serpents.
— … Bien, mon général. »
Le regard de Drakon se porta sur une section de son écran. Il fronça les sourcils en se demandant ce qui avait retenu son attention puis vit clignoter un voyant signalant une anomalie près du chantier spatial principal. « Prenez garde, près du chantier. On arrive dans votre direction ! »
Quelques secondes plus tard, une écoutille explosait, et serpents et soldats loyalistes se déversaient à l’intérieur, fonçant vers la coque massive en construction. Les tirs des hommes de Gaiene les pilonnèrent, tandis que Drakon lui-même s’ébranlait. « Au chantier principal ! ordonna-t-il aux autres unités de Gaiene proches de lui. Immédiatement ! »
À quoi bon s’en soucier ? Quel mal pouvaient bien faire à cette coque massive encore inachevée une petite douzaine de serpents et de soldats ? Mais ils se battaient comme de beaux diables pour l’atteindre. Ils devaient donc avoir une bonne raison. « Retenez-les ! cria-t-il aux soldats du chantier. Ne les laissez pas s’approcher de la coque !
— Trop nombreux ! » hurla l’un d’eux. Une femme. Le signal fut brusquement coupé, un tir venant de la déchiqueter.
Les renforts rappliquèrent dans le chantier depuis trois positions différentes. Un des groupes était mené par Drakon lui-même. Ils voyaient les soldats loyalistes et les serpents se diriger vers la coque, leur progression entravée par la défense obstinée des soldats de Gaiene parvenus les premiers sur place. Le groupe de Drakon arrivait latéralement, avec une assez bonne visibilité sur les assaillants. Le général repéra un serpent qui se ruait en avant et leva son arme. Son tir frappa l’homme quelques secondes avant deux autres qui, venus d’ailleurs, l’achevèrent.
Les deux autres groupes de renfort ouvrirent le feu à leur tour, plaçant serpents et loyalistes sous un triple tir croisé, auquel s’ajoutait le pilonnage des hommes de Gaiene qui défendaient déjà la coque.
Un soldat loyaliste bondit soudain et piqua un sprint avant de s’abattre presque aussitôt, descendu par le serpent le plus proche. Une seconde plus tard, le même serpent mourait à son tour. Les loyalistes venaient de retourner leurs tirs contre les agents du SSI qu’ils côtoyaient.
« Cessez le feu ! » hurla Drakon. Le dernier serpent était mort et les loyalistes laissaient tomber leurs armes puis levaient les bras en signe de reddition. L’espace d’un instant, leur sort ne tint qu’à un cheveu en équilibre sur le fil du rasoir : la volonté de vétérans combattant à l’instinct et habitués à ne faire preuve d’aucune pitié.
Mais les armes se turent. Alors même que Drakon inspirait profondément puis se concentrait de nouveau sur ce qui se passait ailleurs, il entendit un loyaliste diffuser un appel d’une voix chevrotante : « Vous nous connaissez, les gars ! On s’est battus ensemble ! Nous allumez pas ! »
Et la réponse d’un soldat de Gaiene : « Calmos, mon frère. On ne travaille pas pour un CECH. On est des soldats du général Drakon. Ses ordres sont d’accepter les redditions.
— Drakon ? Loués soient nos ancêtres ! Hé, les serpents disaient qu’ils devaient atteindre deux points de cette coque. Voici les relevés.
— Allons vérifier ces positions, ordonna un capitaine à des soldats. Les deux ingénieurs, là, venez avec nous au cas où il faudrait désamorcer une bombe.
— Mon général ? intervint la voix du colonel Gaiene.
— Ouais. » Drakon avait enfin localisé Gaiene sur la visière de son casque et le voyait en train de mener un petit groupe dans une coursive conduisant au poste de commande principal. « Ils cherchaient à atteindre la coque. Comment ça se passe de votre côté ?
— On va frapper à une porte. »
Drakon afficha la vidéo transmise directement par la cuirasse de Gaiene et vit un soldat présenter un bélier tubulaire devant l’écoutille renforcée protégeant le poste de commande. Le bélier tira, arrachant l’écoutille à son encadrement. Avant même qu’elle n’eût touché le pont, Gaiene s’engouffrait avec son groupe. Des travailleurs hurlaient à l’intérieur et tentaient d’échapper à une demi-douzaine de serpents en cuirasse qui les mitraillaient. « Attaquez-vous à des gens qui peuvent riposter ! » vociféra Gaiene en faisant exploser de son premier coup de feu la visière d’un des tireurs.
Les autres moururent dans un déluge de feu. S’ensuivit un étrange silence de la part des soldats. Par l’entremise de la cuirasse de Gaiene, Drakon percevait les hoquets chevrotants et les cris de douleur des travailleurs civils rescapés, qui fixaient ses hommes d’un œil terrifié. « Prodiguez-leur les premiers soins et faites venir des toubibs en vitesse, leur ordonna Gaiene avant de s’adresser à Drakon. Opérateurs des systèmes. Apparemment, les serpents s’apprêtaient à les massacrer avant de faire sauter tous les systèmes. Parfaitement vain dans la mesure où nous en avions déjà pris le contrôle par télécommande. Un bain de sang inutile. » Il avança d’un pas pour se rapprocher du cadavre d’un serpent sur le pont, braqua son arme sur sa nuque et tira une dernière fois. « Tas de salauds ! »
Qui seriez-vous si vous n’étiez pas qui vous êtes ? La question d’Iceni revint à Drakon. Qui ces serpents auraient-ils été ? Ailleurs et à une autre époque, se seraient-ils encore prêtés à de pareilles exactions ? S’y livraient-ils parce qu’on leur avait inculqué qu’elles étaient justes ? Ou bien le SSI avait-il débusqué ceux qui, au sein de l’humanité, étaient toujours disposés à perpétrer de tels actes, à massacrer sans rime ni raison, et sans un battement de cils, les faibles et les innocents ? Pour l’heure, la réponse à cette question restait hors de propos. Gaiene et lui devaient se charger des serpents sans s’interroger sur le hasard et le destin. « Bon travail, colonel. »