Elle salua. « Vice-CECH Kamara. J’ai servi une fois sous vos ordres, général Drakon. »
Kamara ? Ça lui revenait maintenant. Pas la plus subtile des vice-CECH avec qui il avait travaillé, mais pas non plus la pire. « Vous vous êtes ralliée aux Libres Taroans ?
— Oui. Comme un bon nombre de militaires syndics. Nous étions las de l’esclavage. » Le propos était délibéré. Elle semblait défier Drakon du regard.
« Je ne cherche pas à devenir votre nouveau maître, la rassura-t-il. J’amène ici des renforts pour aider les Libres Taroans à triompher.
— C’est pour nous une très vive surprise. Nous craignons assurément d’en connaître d’autres. Qu’attendez-vous de nous en contrepartie ? »
Drakon eut un sourire morose. « Ce que nous pouvons tirer de ce marché est bien simple. Si vous gagnez, nous aussi. Midway ne tient pas à voir les serpents l’emporter à Taroa. Je ne devrais pas avoir besoin de vous l’expliquer. Ce que nous savons de la troisième faction qui lutte ici nous laisse entendre qu’elle ne vaudra guère mieux que les serpents, du moins pour ce qui nous concerne. Taroa est le système stellaire le plus proche du nôtre. Nous aimerions qu’il soit contrôlé par des gens avec qui nous pouvons travailler.
— C’est tout ? » Le scepticisme de Kamara était transparent.
« Il n’y a pas de conditions préalables. Cela dit, nous aimerions parvenir à un accord négocié avec les Libres Taroans dès qu’ils seront au pouvoir.
— Qu’en est-il des chantiers spatiaux ? » s’enquit Kamara.
Drakon exprima son désintérêt d’un haussement d’épaules. Il ne tenait pas à entrer dans le détail des intentions d’Iceni ni des siennes propres avant que les Libres Taroans ne se fussent pleinement engagés. « Nous sommes aussi venus recruter des travailleurs. Ouvriers des chantiers spatiaux, spécialistes et ainsi de suite. Ni incorporation forcée ni esclavagisme. Travail salarié. Si des gens tiennent à rentrer avec nous dans ces conditions, je ne voudrais pas que les Libres Taroans s’y opposent. »
Kamara ne répondit qu’au bout d’un moment. « De tous les CECH pour qui j’ai travaillé, vous êtes le seul qui se soit jamais exposé pour ses gens, finit-elle par dire. Même si le bon sens me souffle que vous ne l’avez fait que pour mieux nous contrôler, il ne me semble pas que nous puissions nous permettre de décliner cette opportunité. Ni non plus d’empêcher nos citoyens qui répondraient à votre offre d’emploi de l’accepter, du moment qu’ils en décident librement. Mais je n’ai pas le dernier mot. J’en débattrai avec le Congrès provisoire et nous vous ferons connaître notre décision. Quels sont vos effectifs ici ?
— La moitié d’une section pour l’instant.
— Seulement ? Ce n’est pas beaucoup mais ça pourrait suffire… » Elle jeta un regard de côté. « Nous venons tout juste de détecter l’émergence d’une flottille au point de saut pour Midway.
— En effet, convint Drakon, content d’apprendre que les renforts rappliquaient enfin. Un croiseur lourd, trois croiseurs légers, quatre avisos et cinq cargos modifiés transportant encore deux sections et une demi-section. »
Kamara le scrutait. Sa posture trahissait le retour d’une certaine tension. « C’est là une force importante. Assez pour donner la supériorité à n’importe quelle faction de Taroa. Si nous n’acceptons pas votre aide, vous l’accorderez à d’autres, j’imagine ? »
Drakon secoua la tête. « Non. Je vous l’ai dit. Les Libres Taroans sont le seul parti que nous consentons à soutenir.
— Et si nous l’emportions grâce à vous ? Combien de vos soldats resteraient ?
— Sur votre planète ? Aucun. Mais sur ce chantier spatial, d’un autre côté… Nous aurons besoin d’eux à Midway quand ils en auront fini ici. »
Nouvelle pause. Puis Kamara eut un geste d’impuissance. « Nous n’avons sans doute pas d’autre choix que de vous croire. Pouvons-nous parler à quelqu’un des chantiers ? À l’un de nos concitoyens ?
— Bien sûr. Pourquoi pas ? Les serpents ont réussi à massacrer quelques travailleurs avant notre arrivée, mais tous les autres sont sains et saufs. J’ai fait boucler l’installation jusqu’à ce qu’elle soit entièrement sécurisée, mais je suis en train de lever cette mesure. Tout comme les restrictions sur les communications.
— Je parlerai au Congrès », déclara Kamara. Cette fois, il y avait plus de conviction dans sa voix.
Jadis, il aurait fallu un important état-major pour planifier et coordonner le déplacement de près de trois brigades depuis la station orbitale jusqu’à la surface de la planète. Mais, dans la mesure où les variables restaient peu nombreuses, les systèmes automatisés excellaient désormais à ces tâches de logistique. Entrez les données relatives aux effectifs et au matériel, les listes de navettes et de cargos, leurs positions respectives, et laissez le logiciel produire une solution circonstanciée, donner les instructions nécessaires et superviser ensuite tout le processus. Morgan et Malin pouvaient sans encombre surveiller les opérations en quête de pépins éventuels et, malgré tout, accorder à Drakon assez de temps pour l’aider à résoudre d’autres problèmes de planification, rendus plus complexes par le caractère imprévisible du comportement humain.
Le QG des Libres Taroans avait été naguère celui des forces planétaires des Mondes syndiqués, de sorte qu’il était parfaitement adapté, même avec son équipement plus vétuste que celui des installations de Midway, Taroa n’ayant pas la même valeur stratégique et ne bénéficiant donc pas d’une priorité en matière de renouvellement.
Drakon étudiait une carte qui flottait au-dessus de la table du principal centre de commande. Le globe virtuel qui tournait lentement sur lui-même juste à côté permettait à chacun de zoomer sur la zone de son choix ou de changer de secteur, mais la carte était présentement réglée pour montrer la majeure partie du continent austral occupé. Le continent septentrional de Taroa était certes vaste, mais si proche du pôle qu’il se composait de plaines gelées désertes et de montagnes croulant sous les glaciers. Nul n’y vivait, hormis les rares occupants de quelques stations de recherches et autres postes de sauvetage.
Jusque-là, la population s’était cantonnée sur le continent austral bien plus hospitalier, à cheval sur l’équateur. À un moment donné d’un passé pas très éloigné, du moins à l’aune de la durée de vie des mondes, un objet avait ricoché à la surface de la planète, provoquant l’éruption d’une grande quantité de lave bouillonnante qui avait formé ce continent. La vie commençait seulement à se remettre de ce qui aurait pu être un cataclysme quand les hommes avaient débarqué et découvert une terre hérissée de volcans et de collines acérés, tranchants comme des rasoirs, séparés par des vallées aux forêts luxuriantes.
« Foutue planète pour livrer une guerre, fit remarquer Morgan. On prend une toute petite vallée et un mur naturel protège la suivante. »
La vice-CECH Kamara acquiesça de la tête. « C’est un des éléments qui nous a conduits au match nul. Défendre le sol de la planète était relativement facile. Les aéronefs dont nous disposions, nous et les autres factions, ont été très vite mis hors de combat, si bien que nous ne pouvions plus enjamber les crêtes. Les versants sont trop escarpés pour qu’on les escalade, même en cuirasse de combat, de sorte que les fantassins doivent progresser pas à pas, grimper une pente puis dévaler la suivante. Il n’en faut pas beaucoup pour les épuiser tous. »
Morgan lui décocha un coup d’œil méprisant. « Combien vous a-t-il fallu perdre de fantassins pour l’apprendre ? »
Kamara lui rendit son regard. « À nous ? Très peu au cours d’opérations offensives. Ce sont les loyalistes qui se sont fait hacher menu en tentant de reprendre le contrôle de territoires qui nous appartenaient, et les Travailleurs Universels, qui avaient envoyé des raz-de-marée humains à l’assaut de ces crêtes, jusqu’à ce que nous en ayons tellement massacré qu’ils se sont retrouvés à court de chair à canon.