Basée sur un comportement qui s’était précisément soldé par son exil à Midway, songea amèrement Drakon. Ainsi que par celui de Morgan et Malin, qui avaient choisi de l’y suivre. « Elle n’a guère joué en faveur de ma promotion par le passé, mais ça va peut-être changer. » De CECH d’assez bas échelon et spécialiste des affaires militaires au sein de la pléthorique bureaucratie des Mondes syndiqués, il deviendrait l’officier supérieur d’un système stellaire indépendant… du moins s’il l’emportait et survivait à sa victoire.
Tendu et fébrile, contraint de patienter encore six minutes avant l’écoulement du nouveau compte à rebours, il chercha à se changer un peu les idées puis se concentra précisément sur cette notion de changement. Iceni tenait à appeler les forces mobiles des « vaisseaux de guerre ». Peut-être d’autres bouleversements méritaient-ils d’être envisagés. « Que diriez-vous de revenir à l’ancienne hiérarchie, tous les deux ? De laisser tomber les titres de CECH et l’échelle civile des salaires pour revenir aux grades militaires ?
— Ça fait près de cent cinquante ans qu’on procède ainsi, répondit Malin. Tout le monde en a pris l’habitude, et surtout les troufions. »
De manière assez peu surprenante, cette réponse fit bondir Morgan à l’autre bout : « Il me semble que revenir aux anciens grades est une excellente idée, général Drakon ! » s’exclama-t-elle en appuyant sur le « général ».
Drakon apprécia cette musique : général Drakon. Et des uniformes plutôt que des complets civils pour les militaires de haut rang. Tout autre chose qu’une spécialité de cadre exécutif et un code d’affectation pour signaler ce qu’il était. Et pas seulement ce qu’il était mais, de multiples façons, qui il était. « Nous devons rompre avec le passé et le meilleur moyen d’y parvenir est peut-être de remonter encore plus loin en arrière. » Décide et exécute, voilà tout. Inutile de passer par les mains d’une centaine de bureaucrates puis d’attendre encore pendant des années qu’une décision négative te revienne, assortie d’un « On ne vous demande pas de réfléchir mais de faire ce qu’on vous ordonne. » Était-ce aussi moche dans l’Alliance ? Elle n’avait pas réussi à vaincre les Mondes syndiqués en un siècle de combats acharnés, du moins jusqu’au retour de Black Jack, de sorte qu’elle non plus ne devait pas offrir un monde parfait.
Mais il n’avait jamais aimé s’identifier lui-même comme le CECH Drakon les rares fois où il avait envoyé une transmission aux chefs militaires de l’Alliance. Eux étaient des amiraux ou des généraux. Pourquoi pas lui ? « Je suis un soldat, bon sang de bois !
— Oui, monsieur, convint Malin. Peut-être ces anciens grades insuffleraient-ils un nouveau moral aux troupes. »
Une alarme carillonna avec une douceur trompeuse et Drakon consulta le message qui venait d’arriver. « Des communications ont été interceptées, à l’échelon des commandants en chef, entre un croiseur des forces mobiles et le QG du SSI. »
Morgan poussa un juron. « Cette garce essaie de nous rouler ! Elle sait que nous ne pouvons plus reculer !
— Nous savons que Hardrad a reçu ses ordres, la contredit Malin. Il interroge probablement aussi Iceni là-dessus.
— Peu importe qui de vous deux a raison. Nous n’avons pas d’autre choix que de foncer. » Que d’affronter le risque d’un épouvantable désastre. Le SSI disposait d’armes nucléaires enfouies sous la plupart des cités de la planète, mais les activer exigerait le recours à des codes que seule Iceni détenait. Les serpents les feraient exploser de toute façon, mais, sans sa collaboration, cela leur demanderait davantage de temps. Si elle acceptait de coopérer avec eux, l’attaque des forces terrestres risquerait de prendre la forme de cratères brasillants plutôt que celle d’une victoire, mais il était devenu impossible à ce stade d’avorter l’opération sans se rendre aux serpents. « On entre. »
Sur les écrans qui les surplombaient, le compte à rebours se rapprochait du zéro ; il était donc temps de se concentrer sur l’assaut et d’oublier les distractions. « À toutes les forces d’assaut, attendez. Ne sautez qu’à T zéro. » Le voyant vert clignotant, Drakon envoya un ordre qui, aussitôt relayé par des émetteurs, fut retransmis par-delà l’atmosphère à toutes les stations, bases, installations orbitales et lunes où étaient stationnés à la fois des serpents et des forces terrestres. Il ne voyageait sans doute qu’à la vitesse de la lumière, de sorte qu’il lui faudrait des minutes et parfois même des heures pour atteindre les plus éloignées, mais les rapports sur ses offensives arriveraient juste derrière. Ses gens recevraient l’ordre d’attaquer quelques secondes avant que, sur ces positions, les serpents n’aient eu vent de ce qui se passait à la surface de la planète.
Son geste suivant fut pour basculer sur la fréquence le reliant à la section des forces d’assaut qu’il conduisait en personne. Mi-terrifié, mi-exalté, il sentit monter une poussée d’adrénaline en même temps que les visions fulgurantes d’une centaine d’autres batailles ou accrochages lui revenaient en mémoire, alors même qu’il s’apprêtait à mener un nouveau combat. « Force d’assaut Un, tirez et giclez ! »
Un parvis d’une centaine de mètres, tapissé d’herbe ou dallé de marbre ou de pierre mais n’offrant ni obstacles ni couvert, séparait le complexe du SSI des immeubles environnants. Il offrait donc un vaste champ de tir dégagé sur des émeutiers civils, et même une petite troupe régulière de soldats tentant de prendre d’assaut le bâtiment du SSI devrait affronter de formidables défenses. Mais aucun complexe ne pouvait être conçu pour résister à la charge massive d’un nombre aussi grand de soldats si proches de leur cible et hérissés d’autant d’armes lourdes.
Drakon perçut sur son canal un rugissement de rage et de défi : ses troufions venaient d’ouvrir le feu sur les serpents exécrés. Les équipes chargées d’opérer des brèches tirèrent des salves de dégagement sur la double palissade ceinturant le complexe, y ouvrant d’énormes trous, faisant exploser les mines semées entre les deux clôtures et détruisant les senseurs. D’autres criblèrent de balles perforantes les miradors qui se dressaient à intervalles réguliers autour du complexe ; la plupart étaient automatisés mais certains occupés par des serpents du SSI, qui ne surent même pas ce qui venait de les frapper.
Dès que les périmètres extérieurs furent enfoncés, d’autres équipes larguèrent des grenades fumigènes plus près des murs du complexe, engendrant d’épais nuages de fumée assortis de leurres infrarouges en suspension et de particules antiradars.
Dans aucune des attaques auxquelles il avait participé, Drakon ne se souvenait du moment exact où il était entré en action. Cette fois comme les autres, il passa de la position accroupie à couvert au pas de course, et se rendit brusquement compte qu’il était en train de charger à travers la vaste esplanade ouverte du complexe en se déplaçant par bonds, ces bonds à la fois lents et rapides que facilitait la cuirasse de combat alimentée en énergie. Ses soldats le suivaient, silhouettes indistinctes de part et d’autre. En dépit des assurances de Malin, il s’était demandé s’ils lui obéiraient quand l’heure viendrait. Mais, sur l’écran de visière de son casque, il les voyait tous foncer au casse-pipe.
Des tirs le frôlèrent ; les défenses du complexe mitraillaient à tout va, à l’aveuglette, dans l’espoir de toucher une cible. Des charges d’impulsion électromagnétique détonaient un peu partout, mais les IEM qui auraient sans doute grillé les circuits électroniques de tout équipement civil et de combinaisons de survie ordinaires ne pouvaient rien contre ceux d’une cuirasse de combat blindée et protégée par des boucliers. Les hommes de Drakon s’arrêtèrent un instant pour riposter, les systèmes de combat de leur cuirasse repérant avec précision l’origine des tirs défensifs, puis repartirent de plus belle maintenant que les défenses extérieures du complexe avaient été réduites au silence par un déluge de feu.