— Vous l’avez joué intelligemment, fit observer Malin.
— Je ne sais pas si c’était intelligent. J’avais réussi à convaincre le Congrès provisoire qu’il valait mieux suspendre nos attaques puisque nous avions davantage de chances de l’emporter en laissant les loyalistes et les travailleurs s’épuiser à la tâche. Mais j’ai été soumise ensuite à une pression de plus en plus forte, exigeant que j’organise des opérations offensives parce que tous redoutaient qu’un renfort des Mondes syndiqués ne vienne soutenir les loyalistes et nous écraser. » Kamara secoua la tête en soupirant. « J’étais bien consciente que je ne faisais que gagner du temps. Nous ne pouvions pas l’emporter et nous ne cessions pas de nous affaiblir par rapport aux loyalistes.
— Vous avez fait ce qu’il fallait, déclara Drakon. Vous n’auriez sans doute pas pu remporter la victoire, mais vous auriez pu perdre la partie beaucoup plus vite si vous aviez saigné vos troupes lors d’attaques futiles. Le gouvernement des Mondes syndiqués a maille à partir dans de nombreux systèmes et ne dispose pas d’assez de forces pour mater toutes les rébellions qu’il voudrait, loin s’en faut. Taroa devrait se trouver tout en bas de sa liste des priorités, à moins qu’il n’ait envoyé une flottille dans les parages pour une autre raison. » Telle que la reprise de Midway, par exemple, mais il n’était pas nécessaire de soulever la question. « Quelqu’un d’autre aurait pu se présenter pour rééquilibrer en votre faveur les plateaux de la balance. Et c’est ce qui s’est produit.
— C’est le raisonnement que j’ai tenu, affirma Kamara, que les paroles de Drakon semblaient ravir. Mais cette position solitaire s’est faite progressivement de plus en plus intenable. Trop de gens aspirent à des résultats immédiats sans se soucier des chances de succès ni du prix à payer. » Elle revint à la carte pour désigner des éclaboussures rouges là où, dans certaines vallées, se dressaient des villes ou de petites cités, le plus souvent quand ces vallées débouchaient sur le littoral, permettant ainsi un accès plus facile à la mer. « Les principales places fortes loyalistes se trouvent dans ces zones-là.
— Comment se fait-il que personne n’ait tenté de les investir par la voie maritime ? demanda Drakon. Fronts de mer encaissés, larges zones de tirs, récifs acérés juste devant la côte, avec d’étroits chenaux entre eux qui se prêtent admirablement aux massacres, mines… » La vice-CECH Kamara haussa les épaules en affichant une amertume qui contrastait avec la nonchalance de son geste. « On l’a tenté quelquefois. Moi-même je m’y suis essayée, en espérant que les loyalistes se fieraient à l’efficacité de leurs défenses côtières et concentreraient plutôt leurs efforts sur des attaques terrestres. Je me trompais. C’est là que nous avons subi les plus lourdes pertes.
— La CECH Rahmin commande-t-elle toujours aux forces syndics loyalistes ? s’enquit Malin.
— Jusqu’à il y a deux semaines. Une équipe suicide des Travailleurs Universels s’est alors introduite dans la capitale provisoire des loyalistes et s’est frayé un chemin à coups d’explosifs jusqu’à leur centre stratégique. » La perte de son ancien supérieur hiérarchique ne semblait guère émouvoir la vice-CECH Kamara. « C’est maintenant une vipère qui mène le bal. Le CECH Ukula. »
Malin désigna la carte d’un geste. « Si nous éliminions les serpents, les troupes régulières continueraient-elles de combattre ?
— Oui, si elles se persuadent que leur reddition se soldera par leur liquidation.
— C’est possible ? demanda Drakon.
— Certaines unités ont commis de graves atrocités. Elles auront du mal à se rendre, répondit Kamara aussi calmement que si elle parlait des conditions de la circulation. D’autres se sont bien mieux comportées. »
Morgan sourit. « Nous pourrions alors diviser les troupes loyalistes. Il suffirait de contacter les unités qui seront autorisées à se rendre.
— Je peux vous les citer, convint Kamara. Mais les contacter secrètement sera sans doute plus…
— Aucun problème, la coupa Morgan, dont le sourire se fit féroce. Je peux m’en charger. »
Kamara la fixa longuement puis reporta le regard sur la carte.
Malin fit courir son index sur des taches violettes éparpillées sur la carte mais toutes concentrées dans des zones urbaines. « Ce sont là les secteurs contrôlés par les Travailleurs Universels ?
— Grosso modo, acquiesça Kamara d’un air écœuré. Si nous pouvions rabattre leur caquet aux serpents et retourner tous nos moyens contre les Travailleurs Universels, je crois qu’ils flancheraient assez vite parce qu’ils sont complètement vidés. Bon, bien sûr, les travailleurs ont touché les mauvaises cartes. Mais ceux qui se sont ralliés aux Travailleurs Universels connaissent à présent un sort bien pire. Je vous ai parlé des vagues humaines que les TU nous ont envoyées. Il y a de véritables tarés parmi ceux qui ont pris le pouvoir chez eux. Leurs opposants ont été accusés de trahison, arrêtés et fusillés, quand ils n’ont pas tout bonnement disparu. Ces temps-ci, leurs dirigeants massacrent davantage de leurs propres partisans au cours de leurs purges que nous n’en tuons nous-mêmes au combat.
— Cannibalisation de la révolution dès que les plus radicaux se mettent à rivaliser de pureté idéologique, commenta Malin. C’est arrivé d’innombrables fois par le passé. Pour l’heure, la majorité des gens qui aspirent à la stabilité dans ce système sont attirés par les loyalistes, en qui ils voient une protection contre les Libres Taroans et les Travailleurs Universels. Mais, si les loyalistes lâchent prise, ils devront choisir entre…
— … liberté et cinglés homicides, termina Kamara. Nous ferons bonne figure à ce moment-là, j’imagine, aux yeux de tous ceux qui voudront choisir leur camp. » Elle se tourna vers Drakon. « Les loyalistes nous ont proposé de mener des opérations conjointes contre les Travailleurs Universels, mais je n’ai pas mordu à cet hameçon empoisonné. »
Drakon eut un sourire torve. Il se félicitait que Kamara n’eût pas cherché à dissimuler cette proposition à ses nouveaux alliés. Il étudia de nouveau la carte, grossissant certains détails pour tenter de repérer des positions propices à des frappes chirurgicales. « Colonel Malin, veuillez contacter les colonels Gaiene, Kaï et Senski. Nous avons une chasse aux serpents à organiser.
— Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre de grands pans de notre infrastructure, lâcha Kamara. Les loyalistes non plus, au demeurant, ce qui les a sans doute retenus de nous bombarder de projectiles cinétiques depuis l’orbite. »
Morgan laissa échapper un soupir moqueur. « Vous voulez vaincre les loyalistes sans rien casser ? »
Kamara soutint calmement son regard et hocha la tête. « En effet. Ils détiennent les installations les plus critiques de la surface. Si nous n’héritons que de ruines, notre victoire sera vaine.
— Les serpents pratiquent la politique de la terre brûlée depuis que nous les combattons, affirma Malin. Dès qu’ils savent leur défaite inéluctable, ils cherchent à nous entraîner dans leur chute.
— Alors il faudra veiller à ce qu’ils l’ignorent jusqu’au tout dernier moment, répondit Drakon. Colonel Morgan, tâchez de découvrir quelles sont les unités dont vous voulez débarrasser la vice-CECH Kamara et mettez-vous à l’œuvre. Je veux savoir aussi qui elles sont, afin que nous bâtissions nos plans autour d’elles pour frapper d’abord les autres.