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— À quelle fréquence dois-je vous tenir au courant de mes résultats ? s’enquit Morgan.

— Informez-moi de ce que je dois savoir dès que vous le jugerez nécessaire. Sinon, je vous laisse la bride sur le cou. »

Elle sourit. « Pas de problème. »

Kamara se gratta la gorge. « Vous avez laissé deux compagnies pour occuper les chantiers spatiaux. Nous serions heureux d’y dépêcher une partie de nos miliciens pour maintenir le contrôle et laisser les mains libres à vos hommes. »

Au tour de Drakon de lui sourire. Tu serais surtout heureuse de prendre le contrôle de ces chantiers spatiaux, je parie. Crois-tu vraiment que je vais te les remettre aussi facilement ? « Tant que nos vaisseaux protègent les chantiers, il vaut mieux qu’ils aient affaire aux nôtres en cas de menace. »

Kamara observa une seconde de silence puis opina. « Certainement. Je comprends. »

Au moins comprenait-elle que les Libres Taroans n’étaient pas en position d’exiger les chantiers spatiaux.

Le colonel Rogero regagnait seul ses quartiers après une réunion de coordination avec les représentants de la présidente Iceni. Rassembler des gens très éloignés les uns des autres était relativement aisé puisque tous se retrouvaient dans le même local virtuel, mais il n’était pas moins facile, en dépit de toutes les mesures de précaution, de se brancher sur ces conférences pour les surveiller. Le SSI, et peut-être d’autres encore, devait écouter aux portes. Quand l’objet de la réunion était d’importance ou qu’il devait absolument rester confidentiel, on se débrouillait d’ordinaire pour décider d’un local réel au tout dernier moment. C’était certes beaucoup plus sûr mais cela se soldait parfois par de très longues trottes alors que le ciel s’assombrissait au crépuscule et que les rues étaient encore plongées dans la pénombre, le temps qu’il fît assez nuit pour que s’allument les lampadaires.

Rogero aurait pu se rendre dans un des bars de la ville ou aller dîner dans un de ses restaurants, mais il préférait s’absorber dans son travail. Chaque fois qu’il entrait dans un bar ou un café, il se surprenait à la chercher du regard dans le public, conscient pourtant qu’elle ne pouvait en aucun cas se trouver là. Un de ces jours, je te paierai un coup, avait dit Bradamont à leur dernière rencontre. Un de ces jours, je t’inviterai au restaurant, avait-il répondu. Aucun n’y avait réellement cru, mais Rogero persistait à fouiller la foule des yeux.

Elle était passée par Midway. Elle lui avait envoyé un message. Mais ça n’en restait pas moins impossible.

Ce soir-là, donc, il regagna directement ses quartiers. Mais, bien qu’il suivît un trajet rectiligne, il ne marchait pas droit devant lui ni à une allure régulière. Ses réflexes acquis de militaire aguerri lui étaient devenus instinctifs, de sorte que, sans même y penser, il accélérait ou ralentissait entre deux enjambées, virait brusquement à droite ou à gauche, se déplaçait légèrement pour interposer des objets matériels entre sa personne et une éventuelle ligne de mire. Cela rendait particulièrement ardue toute tentative pour le cibler sur le champ de bataille et pouvait être prodigieusement exaspérant pour tous ceux à qui il arrivait de lui tenir compagnie en d’autres occasions. Mais s’en abstenir exigeait de sa part un effort conscient, si bien qu’il s’abandonnait à son instinct lorsqu’il marchait tout seul.

Alors qu’il précipitait brusquement le pas, la balle qu’on venait de lui tirer dans la tête se borna à lui égratigner l’arrière du crâne.

Il bascula en avant, se laissa rouler derrière le plus proche réverbère, l’arme déjà au poing, et chercha des yeux l’assassin dans le noir. Les lampadaires s’allumèrent, activés non par la tombée imminente de la nuit mais par les senseurs qui avaient détecté le tir, et des sirènes se mirent à ululer à proximité. La police ne tarderait pas à rappliquer, il ferait une déposition et elle se mettrait en quête du tueur.

Rogero savait qu’elle ne trouverait personne. Ça ressemblait trop au travail d’un professionnel. Il leva sa main libre pour toucher la balafre sanglante qui lui barrait l’occiput. On avait tenté de le tuer, mais l’identité de l’exécutant importait moins que celle de son commanditaire. Cela dit, avait-il vraiment échappé à la mort ? Ne l’avait-on pas manqué intentionnellement, en guise d’avertissement ? Auquel cas de qui pouvait-il bien venir ? Et était-il destiné à lui-même ou au général Drakon ?

Mais celui qui avait tiré savait forcément qu’il avait rendez-vous avec les représentants de la présidente Iceni et connaissait aussi le lieu de cette réunion, de sorte qu’il avait pu prédire quel trajet Rogero emprunterait pour rentrer chez lui.

« Déclenchez le bombardement », ordonna Drakon. Il se tenait dans le centre stratégique des Libres Taroans, le regard braqué sur l’écran où s’affichait la grande carte, laquelle avait pivoté et s’était relevée pour lui permettre d’observer les opérations. Dans l’idéal, il aurait dû se trouver à l’extérieur avec les attaquants, mais il se passait trop d’événements en même temps, tous largement dispersés, et il devait impérativement se trouver là où il pourrait surveiller le tableau général, à l’écart, autant que possible, de toute source de distraction.

Les trajectoires des projectiles cinétiques largués par les vaisseaux en orbite s’affichèrent sur l’écran, s’incurvant vers la surface comme une averse ciblée avec précision. Tous étaient synchronisés pour s’abattre au même instant et, au lieu de frapper les trois vallées visées, ils formaient des nappes ou des rideaux plongeant vers leurs défenses, installées à la lisière des montagnes qui les entouraient et le long des côtes étroites où elles débouchaient dans la mer.

Les brigades de Drakon, renforcées par une partie des troupes des Libres Taroans, s’amassaient sur les autres versants de ces vallées. Trois brigades, trois vallées, chacune tenue par un bataillon inférieur en nombre. Une armée à la supériorité écrasante déployée contre les sections les plus coriaces des rangs loyalistes. La victoire était certes indubitable, mais, s’ils ne parvenaient pas à l’emporter à point nommé, les serpents feraient tout exploser, auquel cas elle resterait vaine et aurait encore coûté la vie à d’autres soldats.

Drakon ne quittait pas des yeux les cailloux : de simples masses métalliques dirigées avec précision et accumulant de l’énergie cinétique à chaque seconde de leur chute. Des milliers de mètres séparaient l’orbite de la surface et les projectiles se déplaçaient déjà à haute vélocité lors de leur largage. Les secondes du compte à rebours s’égrenaient très vite, en un tourbillon de chiffres trop rapide pour qu’on pût les lire. Puis les cailloux frappèrent.

Ce fut comme si des alignements de volcans étaient entrés en éruption le long des crêtes : roches et poussière jaillirent vers le ciel, la terre trembla et, au lieu de l’impact sourd produit par chaque collision, on perçut comme un rugissement prolongé. Les défenses des crêtes disparurent, réduites à des décombres.

Drakon s’était déjà trouvé à proximité de bombardements similaires. En fermant les yeux, il aurait pu voir les cailloux frapper. Tant ceux largués par les vaisseaux des Mondes syndiqués pour pilonner les défenses de l’Alliance juste avant que lui-même n’envoie ses soldats s’emparer du terrain, que ceux qu’avaient fait pleuvoir sur lui les bâtiments de l’Alliance. Hommes, femmes et édifices disparaissaient corps et biens sous ces bombardements, pulvérisés, laissant des champs de bataille étrangement déserts et vierges de tout cadavre. C’est à cela que ressemble véritablement l’enfer. Ni flammes ni démons, mais quelque part où la mort est passée et où il ne subsiste plus rien, aucun signe de présence humaine, parce que d’autres hommes en ont annihilé toute trace et éliminé aussi toute vie alentour.