— Quinze pour cent, était-il en train de dire. Ce qui ne me laisse qu’un profit minime…
— Vous plaisantez ! Ces pipes valent dix fois leur poids en platine !
— Si vous exigez plus de dix-huit pour cent, vous me mettez le couteau sur la gorge !
— Trente !
— Frank, soyez raisonnable.
— Alors parlons affaires au lieu de plaisanter.
— Vingt pour cent, je ne marcherai pas à plus, et ça vous coûtera cinq millions de…
Je me suis contenté de rire.
Je l’ai mené en bateau pendant une heure, par pure perversité, juste pour me venger de la façon dont il m’avait jugé sans vouloir croire le contraire. Pour finir, j’ai obtenu vingt-cinq et demi pour cent pour une mise de fonds de quatre millions de dollars, et il a fallu que je téléphone à Malisti pour opérer le financement. Ça m’a vraiment désolé de le réveiller.
Et voilà comment j’ai raflé ma part sur l’affaire des pipes de bruyère sur Driscoll. Ridicule est un mot qui convient mieux qu’étrange, mais tout le monde vit à l’ombre du Grand Arbre, n’est-ce pas ?
Quand tout a été fini, il m’a tapé sur l’épaule en me disant que j’étais un requin et qu’il aimait mieux m’avoir avec lui que contre lui, il nous a resservi à boire, il a fait des travaux d’approche pour essayer de me faucher Martin Bremen, comme s’il n’était pas capable de se trouver un chef rigélien tout seul, et il a cherché à savoir une dernière fois qui m’avait tuyauté.
Il m’a ramené à la Tour Bartol, l’uniforme a déplacé à mon intention mon glisseur de quelques mètres, m’a tenu la portière ouverte, a effacé son sourire après avoir reçu son argent et s’est éclipsé. J’ai repris le chemin du Spectrum en regrettant de ne pas avoir dîné sur place avant d’aller au lit, au lieu de passer ma soirée à écrire mon nom sur de nouvelles feuilles.
La radio de bord jouait un morceau de dixieland que je n’avais pas entendu depuis une éternité. Ceci, joint à la pluie qui survenait, m’inspira un sentiment de tristesse et de solitude. Il y avait peu de circulation. J’ai accéléré pour rentrer.
Le lendemain matin, j’ai envoyé un câble avec réponse payée à Marling de Megapei, en lui disant de demeurer en paix dans l’assurance que Shimbo serait avec lui avant la cinquième saison, et en lui demandant s’il connaissait un Pei’en du nom de Vert Vert (ou l’équivalent) pouvant être associé de quelque façon au Nom de Belion. Je lui demandais de me répondre également par câble adressé à Lawrence J. Conner, sur Terre Libre, et j’évitais de signer. Je comptais quitter Driscoll pour Terre Libre le jour même. Le câble est le moyen le plus rapide, et aussi le plus coûteux, d’expédier un message interstellaire ; mais je n’aurais quand même pas la réponse avant quinze jours. Je courais à demi le risque de brûler ma fausse identité sur Driscoll en envoyant un message de ce genre, mais je ne voulais pas attendre.
Après avoir réglé ma note d’hôtel, je suis allé au palais framboise de la rue Nuage, pour inspecter une dernière fois les lieux. Rien de nouveau sauf une chose : une enveloppe dans la boite aux lettres, sans mention d’expéditeur.
Elle était adressée à Francis Sandow, c/o Ruth Laris. Avant de l’ouvrir, je me suis assuré qu’il n’y avait aucun visiteur intempestif. Puis j’ai rempoché un petit tube capable de produire une mort instantanée, silencieuse et apparemment due à des causes naturelles, et je me suis assis en décachetant l’enveloppe.
Oui.
C’était bien une autre photo.
Une photo de Nick, mon vieil ami Nick, Nick le nain, feu Nick, grognant dans sa barbe et prêt à bondir sur le photographe, de la saillie rocheuse où il se tenait debout.
Venez visiter Illyria. C’est là que vivent tous vos amis, mentionnait un billet rédigé cette fois dans ma langue.
J’ai allumé ma première cigarette de la journée.
Malisti, Bayner et DuBois savaient qui était Lawrence J. Conner.
Malisti était mon représentant sur Driscoll, et je le payais suffisamment pour qu’il refuse de se laisser acheter. Certes, il existe d’autres moyens de pression… mais lui-même n’avait appris ma véritable identité que la veille, quand le mot de passe Hou les cornes, brebis galeuse lui avait fourni la clé permettant de déchiffrer l’instruction codée. Cela faisait bien peu de temps pour exercer une pression.
Bayner n’avait aucun intérêt à me doubler. Nous étions devenus partenaires dans une entreprise qui ne représentait qu’une goutte d’eau dans un étang, un point c’est tout. Au niveau de fortune où nous étions, même si nos intérêts entraient en conflit à l’occasion, c’était sur un plan parfaitement impersonnel. Bayner était donc exclu.
DuBois ne me paraissait pas non plus le genre d’homme à livrer mon nom, pas après le langage que je lui avais tenu concernant ma volonté d’en venir aux grands moyens pour arriver à mes fins.
Sur Terre Libre, personne n’avait su où j’allais, excepté le secrétaire automatique dans la mémoire duquel j’avais effacé le fait avant de partir.
J’ai réfléchi à une chose. Si Ruth avait été enlevée et obligée d’écrire la lettre qu’elle m’avait envoyée, son ravisseur serait sûr que je l’avais reçue si j’y répondais, et dans le cas contraire Ruth ne risquait rien.
Ce qui signifiait qu’il y avait quelqu’un sur Driscoll dont j’aurais bien aimé connaître le nom.
Est-ce que ça valait la peine de rester sur place pour le découvrir ? En chargeant Malisti d’enquêter, je devais pouvoir retrouver l’expéditeur de la dernière photo.
Mais si celui-ci était manœuvré par quelqu’un d’autre, il en saurait très peu, il serait peut-être même totalement en dehors du coup. J’ai résolu de lancer Malisti sur la piste en lui faisant envoyer ses résultats sur Terre Libre. Mais je le contacterais en utilisant un autre téléphone que celui de la maison.
D’ici quelques heures, si quelqu’un apprenait que Conner était Sandow, ce serait sans importance. Je serais parti, et je ne redeviendrais plus jamais Conner.
— Toute la misère du monde, m’avait dit un jour Nick le nain, provient de la beauté.
— Pas de la vérité ni de la bonté ? avais-je demandé.
— Oh ! elles y contribuent aussi. Mais c’est la beauté qui est la coupable, c’est elle le véritable principe du mal.
— Pas la richesse ?
— L’argent est doué de beauté.
— Quand on n’en a pas assez, de même que la nourriture, la boisson…
— Exactement ! avait-il annoncé en reposant si violemment sa chope de bière sur la table qu’une douzaine de têtes se tournèrent dans notre direction. La beauté, toujours elle !
— Et les hommes beaux ?
— Ou ils en ont conscience et ce sont des salauds, ou ils en sont gênés parce qu’ils se savent détestés par les autres. Dans le premier cas ils écrasent leurs semblables, dans le second ils s’écrasent eux-mêmes et ils finissent par devenir des tantes ou ce genre de truc. Tout ça à cause de cette saloperie de beauté !
— Et les objets qui sont beaux ?
— Ils poussent les gens à voler, ou à se sentir malades parce qu’ils ne peuvent pas les avoir. Saleté de…
— Pourtant ce n’est pas la faute d’un objet s’il est beau, ni d’un homme s’il est séduisant. Ça se passe ainsi, c’est tout.
Nick avait haussé les épaules :
— La faute ? Qui a dit qu’il fallait être fautif ?
— Tu parlais du mal. Cela implique quelque part une notion de culpabilité.
— C’est la beauté qui est coupable, je te l’ai dit.
— La beauté en tant que principe abstrait ?
— Oui.